Saint-Pierre, ou le symbole du Bordeaux touristique et hype. Une façade de quais de grande classe, la carte postale par excellence, derrière laquelle se niche un petit trésor de quartier médiéval où il fait bon flâner, aller dans un des innombrables restaurants, et humer l’air d’un Bordeaux portuaire devenu touristique, et à l’évidence bobo, si tant est que ce terme veuille dire quelque chose.
Miroir d’eau, place de la Bourse, place du Parlement, Porte Cailhau… les joyaux du patrimoine local s’y déclinent sur quelques centaines de mètres à peine, rendant totalement inconcevable le fait d’éviter Saint-Pierre lorsque l’on fait visiter la ville à un touriste.
Mais vous commencez à nous connaître, nous ne sommes pas un blog de tourisme, et la dure loi de la statistique fait que nous avons quelque peu négligé Saint-Pierre, qui n’a accueilli qu’une seule de nos 54 précédentes visites, périmètre géographique réduit oblige.
Aujourd’hui Excel répare cette offense et nous envoie enfin découvrir le Bordeaux que l’on connaît déjà par coeur, celui du pub que l’on fréquente entre amis, du cinéma où on essaye de changer le monde et de la promenade du dimanche.
En arrivant devant la rue du Mulet, Vinjo et Pim réalisent néanmoins que si la rue du Pas-Saint-Georges perpendiculaire a été arpentée des dizaines de fois à toute heure du jour et de la nuit, cette venelle étroite leur était jusqu’alors restée inconnue.
Un long panneau explicatif donne l’étymologie du lieu, pas de légende cocasse comme celle de la rue de la vache, et donc pas d’anecdote asine à vous compter, mais une bête erreur de sémantique puisqu’il s’agirait plutôt de la rue DE Mulet.
Arnaud de Mulet siégeait en effet au Parlement de Bordeaux à la fin du 16ème siècle, et ce Monsieur n’était pas n’importe qui puisqu’il était notamment Sieur de Préjeau (on n’a pas le moindre idée de ce que ça veut dire mais c’est sûrement super cool) et seigneur de la Tour-Saint-Maubert, devenu plus tard le fameux Château Latour dans le Médoc dont vous pouvez lire l’histoire ici, voire même vous offrir une petite bouteille si vous n’êtes du genre à avoir des problèmes de fins de mois.
Après, à quoi bon être un seigneur si c’est pour que quatre siècles plus tard les passants prennent votre rue pour un hommage à un cousin de l’âne ? La viographie est parfois taquine.
Laissons De Mulet et revenons à nos moutons. Notre visite démarre à l’angle de la rue du Pas Saint-Georges, avec à notre gauche un glacier et à notre droite un restaurant italien, Osteria da Luigi, que l’on peut franchement vous conseiller après l’avoir testé (et visiblement les internautes sont du même avis que nous).
En arpentant la rue, on remarque pêle-mêle quelques immeubles en pierre divisés en appartements, un cabinet « d’ingénieur-conseil en conduite du changement », une maison d’hôtes puis un immeuble visiblement de standing, pour lequel une plaque indique qu’il date de 2006. La rue du mulet s’achève sur une petite place sur laquelle un chien court après une baballe sous l’œil d’adolescents en plein âge bête (c’est un constat, pas un jugement), avec en décor d’arrière-plan l’aire de livraison de la FNAC. La grouillante rue Sainte-Catherine n’est en effet qu’à 100 mètres de là, mais la rue du mulet contraste par son calme et sa faible fréquentation : aucune raison évidente d’emprunter cet axe biscornu qui n’offre aucune perspective sur le quartier.
Alors ça c’était le trottoir de droite, mais sur le trottoir de gauche impossible de rater cet immense bâtiment flanqué d’un jardin, ce qui n’est pas si courant dans le quartier.
Nous poussons la porte du centre d’animation de Saint-Pierre pour en savoir plus. Quelques dessins d’enfants, une bibliothèque, un atelier de conversation en langue des signes. Au fond de la grande pièce du rez-de-chaussée, un bar « Le Zinc Pierre », chose qui ne laisse pas insensible les auteurs de Bordeaux 2066 qui ont fondé leur ligne éditoriale sur, outre le hasard, le houblon. Nassim interrompt sa partie d’échecs pour nous servir deux bières fraîches, puis très vite pour nous raconter l’histoire et le présent du centre d’animation où il exerce. Comme lors d’une promenade à la Benauge, nous sommes en présence d’un centre créé par l’ACAQB, association fondée sous Chaban, qui anime 11 centres dans Bordeaux dans le but de favoriser l’insertion, la citoyenneté et le partage. C’est ainsi qu’au 4 rue du mulet à Saint-Pierre, on peut assister à des concerts, participer à des projets de solidarité internationale, apprendre le coréen, ou tout simplement passer un moment à jouer aux échecs comme le faisaient Nassim et deux jeunes du quartier avant que nous les interrompions.
Nassim nous raconte que le terrain était probablement il y a bien longtemps un cimetière, accolé à l’église Saint-Siméon (i.e. l’Utopia), avant d’appartenir à Arnaud de Mulet, dont il cherche toujours un portrait (si un de nos lecteurs a ça sous la main…). Il y a ensuite eu un terrain de jeu de paume, puis jusqu’en 1990 une école primaire avant de laisser place au centre d’animation du quartier.
Nassim a la quarantaine, et c’est un pur produit du quartier dont il nous raconte avec passion l’histoire cosmopolite et populaire, bien loin de l’image bobo qui lui colle aujourd’hui à la peau. L’enfance de Nassim à Saint-Pierre s’est déroulée dans un quartier un peu louche, avec ses dealers et sa vie souterraine, et à l’époque dire que l’on venait de Saint-Pierre générait une certaine suspicion chez son interlocuteur. C’était un quartier cosmopolite, où beaucoup de gens venaient d’Algérie comme les parents de Nassim, ou sinon de la péninsule ibérique. Un quartier craignos donc ? Non, bien au contraire, puisque tout le monde se connaissait, que les commerçants faisaient crédit, et que pour passer voir quelqu’un il suffisait d’ouvrir sa porte, l’interphone n’ayant pas encore conquis les entrées d’immeubles.
Les années 80 ont marqué un changement d’époque, avec une rénovation brutale ayant conduit la majorité des habitants historiques à migrer vers la périphérie.
Difficile d’imaginer ce passé populaire somme toute très récent lorsque l’on est attablé à un restaurant cosy du quartier entre des tablées de touristes, mais en compagnie de Nassim on arriverait presque à s’y croire.
Pour vous donner une idée, voici un extrait d’un JT de novembre 1980, où l’on évoque des loyers à 100 francs (soit 15 euros hein) et un questionnement sur la transformation de Saint-Pierre en « petit Marais » pour lequel on vous laisse libres de vos conclusions :
Petit Marais ou pas, ce qui reste certain c’est que De Mulet et sa rue nous font reprendre la plume sur ce blog un peu stérile depuis quelques temps. Promis on ne vous relaissera pas six mois sans ballades et sans bières !