La LGV à petite vitesse : voyage de Bordeaux à Montguyon

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Le dernier samedi de 2017 fut l’occasion d’un rendez-vous avec notre confrère bloggeur de Invisible Bordeaux Tim Pike pour une nouvelle aventure garantie sans adrénaline (ou presque). Notre collaboration, faut-il le rappeler, nous a déjà menés à l’intersection du méridien de Greenwich et du 45ème Parallèle, au fil de l’Eau Bourde, et last but not least, aux quatre coins de la Gironde en l’espace d’une journée.

Le récit qui suit a été rédigé en Anglais par Tim Pike, et traduit gratuitement par Jean-Yves Bart (on te paiera des bières). 

L’idée du jour, suggérée par Vincent, consiste à suivre la ligne à grande vitesse (LGV), inaugurée il y a peu, à partir de Bordeaux jusqu’à… ce que nous en ayons marre. Nous n’attendons à vrai dire pas monts et merveilles de ce nouveau road-trip, mais sait-on jamais ? Quelques heures plus tard, notre pressentiment se révèlera fondé, mais nous aurons beaucoup appris sur le tracé de la ligne, et par ailleurs fait une découverte digne d’intérêt. Laquelle, nous direz-vous ? Patience…

Pour qui n’aurait pas ouvert un journal depuis longtemps, rappelons que ce nouveau tronçon à grande vitesse est en service depuis juillet 2017, soit 25 ans après le feu vert donné à la première LGV, et après 5 ans de travaux entre Tours et Bordeaux (ou plus précisément entre Chambray-les-Tours et Ambarès-et-Lagrave). Conséquence de ce projet pharaonique réalisé par Vinci pour un montant de 7,8 milliards d’euros : les passagers de la SNCF ne mettent désormais qu’à peine plus de deux heures pour relier Bordeaux et Paris.

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Vue sur la gare Saint-Jean depuis le nouveau parking.

Vincent et moi nous retrouvons fort logiquement à la gare Saint-Jean, où nous décidons de grimper au dernier étage du tout nouveau parking voisin pour jouir d’une vue panoramique sur l’édifice et les voies. Le parking fait partie d’un vaste projet de rénovation mené au sud de la gare, côté Belcier, où le nouveau quartier résidentiel et d’affaires Euratlantique est en train de sortir de terre. L’entrée de la gare a elle aussi subi un lifting complet, et a vu ouvrir quelques boutiques, fast-foods, et un restaurant. Parti en quête d’une chocolatine (ou « pain au chocolat », pour nos lecteurs parisiens), Vincent abandonne après avoir été doublé sans vergogne dans la queue. Une autre enseigne l’informe qu’il lui faudra attendre dix minutes pour décrocher la précieuse viennoiserie. Nous décidons de nous mettre en route.

Le périple démarre par la traversée du mal aimé Pont Saint-Jean, qui relie les deux rives de la Garonne à quelques mètres du pont ferroviaire. De l’autre côté, c’est la Bastide et les tours de la Cité de la Benauge, qu’on ne voit guère sur les cartes postales, alors qu’elles font de facto office de comité d’accueil à Bordeaux pour les passagers du TGV. Cap vers le Nord pour un premier arrêt à Lormont, que certains agents immobiliers présentent, nous dit-on, comme le « Montmartre bordelais ». Nous y croisons notre premier TGV à l’approche d’un tunnel, ce qui inspire à Vincent une pensée pour ces pauvres voyageurs dont les conversations téléphoniques viennent d’être brutalement interrompues. Un portail de sécurité censé empêcher l’accès aux voies est resté déverrouillé. Le panneau signifiant au badaud qu’il n’est pas le bienvenu a été recouvert d’un tag From Paris with love. Après avoir admiré la vue sur le Pont d’Aquitaine, nous reprenons la route vers Bassens.

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From Paris with love à Lormont.

Arrivés à Bassens, nous nous dirigeons vers la gare, où – qui sait – une chocolatine attend peut-être Vincent ? L’édifice se situe en retrait des quais de la Garonne et des entrepôts industriels installés sur les rives, au beau milieu d’un quartier résidentiel. Pas un chat lorsque nous sortons tâter le terrain, ce qui nous permet de traverser les voies pour nous adonner à la photographie extrême. Une fois le cliché dans la boîte, Vincent m’informe qu’il est strictement interdit de prendre ce genre de photos. Trop tard ! Un nouvel arrêt dans le centre de Bassens, perché sur les hauteurs, est le théâtre d’un nouvel échec dans notre quête de chocolatine, mais une occasion cependant de constater qu’une pénurie de coiffeurs n’y est pas à craindre…

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La photo de tous les dangers.

Arrêt suivant : la gare de La Gorp (quel nom merveilleux !), à Ambarès-et-Lagrave : c’est ici que la nouvelle ligne proprement dite commence. La passerelle qui enjambe les voies est une construction moderne bien conçue, avec des baies vitrées des deux côtés, offrant d’excellentes conditions d’observation aux ferrovipathes. Justement, un autre TGV en direction de Paris déboule à point nommé, sur le point d’accélérer pour atteindre sa vitesse de croisière, entre 300 et 320 km/h.

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Baies vitrées sur la LGV.

À la sortie d’Ambarès, un fol espoir renaît chez Vincent qui a repéré une boulangerie au bord de la route. Las, confronté à une rupture de chocolatines, il doit se contenter d’un cookie. Qui aurait cru qu’un besoin si simple soit si difficile à assouvir ? Quelque part entre Saint-Vincent-de-Paul et Saint-Loubès, nous croisons la Dordogne et admirons le viaduc construit sur mesure pour la LGV, tout en remarquant une maison qui semble avoir été abandonnée à la base de l’ouvrage – ses occupants auront vraisemblablement été conviés à habiter ailleurs…

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1319 mètres de longueur, 45 000m3 de ciment, 150 000 tonnes : le viaduc de la Dordogne, un beau bébé.

Nous choisissons le moyen le plus facile de traverser la Dordogne, à savoir d’emprunter brièvement l’autoroute A10, que nous quittons immédiatement pour continuer à suivre la LGV. L’exercice devient désormais malaisé : comme il est quasi-impossible de la longer par la route, nous sommes contraints de slalomer de part et d’autre de la ligne. Nous finissons par rejoindre une gare baptisée des noms des deux villages voisins : Aubie-Saint-Antoine. Pas d’arrêt LGV ici ; seule la vénérable ligne Bordeaux-Nantes dessert cette gare. Mais la présence de la nouvelle ligne est palpable : avec son parking flambant neuf et une passerelle moderne de métal rouge pour traverser les voies, la gare a de toute évidence profité de l’arrivée de la LGV.

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Vincent en pleine inspection de la passerelle moderne de la gare d’Aubie-Saint-Antoine.

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Vue sur Saint-Antoine.

Sur la route en direction de Marsas et du point où le Bordeaux-Nantes et la LGV se séparent définitivement, nous apercevons sous un autre nouveau pont ce qui fut l’entrée d’un passage à niveau de l’ancienne ligne. Une croix blanche y a été érigée, triste écho aux nombreuses catastrophes qui ont eu lieu aux abords de ces carrefours (dont très récemment à Millas, non loin de Perpignan). Nulle inscription sur la croix, seules quelques fleurs artificielles fatiguées : nous quittons les lieux sans plus de détails sur ce qui s’est passé ici.

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Nous poursuivons notre route vers le nord, direction Laruscade, un petit bourg ne jouissant ni du charme d’un village ni des infrastructures d’une ville. En périphérie, un nombre surprenant de maisons de plain-pied sont à vendre, dont beaucoup arborent une couleur jaune méditerranéen, ce qui a le don d’agacer prodigieusement Vincent. Ce dernier finira par se calmer à la vue du panneau Charente-Maritime – friand de tels repères géographiques, mon accompagnateur se réjouit d’immortaliser notre franchissement de la frontière entre les deux départements.

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Bedenac, notre deuxième arrêt charentais, est une commune connue principalement pour sa prison, dont les pensionnaires peuvent apparemment bénéficier de séances de « médiation canine » : pour en savoir plus, c’est ici ! Nous nous éloignons ensuite des sentiers battus à l’ouest de Clérac en quête de la « base de maintenance de Clérac », dont nous avons admiré une impressionnante vue satellite sur Google Maps. Hélas, depuis l’autre côté des voies, il faut bien avouer que c’est légèrement moins spectaculaire.

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Panorama à couper le souffle sur la base de maintenance de Clérac.

Nous repartons vers le bourg de Clérac pour une pause déjeuner dans un petit hôtel-restaurant, l’Auberge des Lacs Bleus, suivi d’une promenade digestive dans le joli village, tiré aux quatre épingles ; Clérac a fait partie des plateformes techniques du projet LGV et a bénéficié de retombées économiques conséquentes pendant toute la période de travaux. Une partie de cet argent aura visiblement servi à l’embellissement du village. Nous jetons un coup d’œil à l’église, en passant sous un cadran solaire bien plus petit que son panneau explicatif. Vincent remarque un ancien arrêt d’autocar CITRAM ; nous imaginons un instant des voyageurs embarquer ici à destination de contrées lointaines.

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Clérac : cadran solaire et arrêt CITRAM.

Au vu du caractère il faut bien le dire peu palpitant de ce périple jusqu’ici (à l’exception peut-être de la quête de chocolatine de Vincent), nous décidons que notre prochain arrêt, Montguyon, sera l’extrémité nord de notre exploration du jour. Une belle vue sur le village et les ruines de son château médiéval s’offre à nous alors que nous nous dirigeons vers l’impressionnant pont de 135 mètres de long construit pour la LGV. En nous garant aux abords de l’ouvrage, nous tombons sur un véritable ferrovipathe – bon, pas un acharné au point sur toutes les sortes de trains et leurs numéros, plutôt un autochtone à qui il plait de venir voir passer les trains. Le passage d’un TGV à pleine vitesse est fêté comme il se doit.

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Le pont ferroviaire de Montguyon.

Nous sommes désormais à plus de 70 kilomètres de notre point de départ et la lumière n’a pas encore commencé à baisser : Vincent et moi optons donc pour un retour par le chemin des écoliers, pour aller inspecter de plus près une curiosité repérée à l’aller : dans les environs de Cavignac, au sud de Laruscade, nous avions traversé une voie ferrée désaffectée. Nous retournons sur les lieux pour découvrir si l’ancienne ligne et la LGV se rejoignent quelque part.

Nous nous garons près d’une maison attenante aux vestiges d’un passage à niveau, et échangeons quelques mots avec son propriétaire, qui nous dit avoir acheté cette maison (où il est né en 1957) à sa grand-mère, qui était responsable du passage à niveau lorsqu’il était encore en service. Nous glanons des informations quelque peu confuses (un apéritif pris de bonne heure brouillant quelque peu l’intelligibilité des renseignements fournis), avant d’apprendre en faisant des recherches que cette ligne reliait Cavignac et Coutras : elle a été empruntée pour le transport de voyageurs entre 1874 et 1938, et pour le fret uniquement jusqu’au milieu des années 1960. La ligne a été définitivement déclassée en 1976 ; à noter toutefois qu’un train touristique à vapeur circule désormais sur un tronçon situé plus à l’est, entre Marcenais et Guitres.

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L’ancien passage à niveau.

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Vincent arpente la voie ferrée désaffectée.

En consultant son portable, Vincent évalue la distance entre l’ancien passage à niveau et la LGV à environ 600 mètres : nous partons donc à pied suivre la voie recouverte de mousse jusqu’à son inévitable terminus. Nous arrivons très vite à destination, où nous admirons deux TGV tracer leur route à deux pas de ce lieu où l’ancienne ligne se termine abruptement : tout un symbole… Devant ce spectacle, nous nous demandons si les voies de la LGV sont vouées à un destin semblable.

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Terminus, « entre tradition et modernité ».

Le chemin du retour vers la voiture est l’occasion de faire le bilan de ce que nous avons appris au fil des voies de la LGV. Une chose est sûre : nous avons largement pu constater la marque laissée par ce gigantesque projet sur le paysage, et son impact – pour le meilleur et pour le pire – sur les communes situées de part et d’autre des voies. Surtout, nous savons désormais qu’au nord de Bordeaux, il est plus simple de se faire couper les cheveux que de trouver une chocolatine.

La nationale 10 nous ramène vite sur l’autoroute en direction de Bordeaux, où la circulation dense ramène la solitude des voies abandonnées de Cavignac au rang de lointain souvenir. Pourtant, nous sommes tous les deux heureux de désormais savoir qu’elles sont là, à contempler en silence les TGV qui filent entre Bordeaux et Paris. With love.

> Retrouvez les voies désaffectées de la ligne Cavignac-Coutras sur la carte d’Invisible Bordeaux.

Rue Armand Dulamon

« Bordeaux Nord »

C’est dingue comme le simple fait d’accoler le point cardinal septentrional à son nom a pendant des années rendu Bordeaux moins glamour. Bordeaux Nord, deux mots qui ont longtemps inspiré au bourgeois le détour méfiant, l’incursion rapide à Ikea en regardant la silhouette des Aubiers au loin, accompagnée de la conviction que passé le Cours du Médoc, ça n’est plus Bordeaux mais un magma post-industriel qui ne dit rien qui vaille.

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Mais depuis quelques années, il y a cette poussée de croissance. Bordeaux se réveille, Bordeaux se rénove, et inévitablement Bordeaux s’étend. Dans la novlangue du marketing municipal, Bordeaux Nord est devenue « Bordeaux maritime », comme une promesse de chaise-longue sur les plaies encore à vif d’une ville portuaire. Jadis destination alternative d’une population en quête d’exotisme urbain et de lieux abandonnés, puis point de mire des noctambules fatigués des excès de Paludate, les Bassins à Flot sont aujourd’hui à l’honneur dans les plaquettes des promoteurs. Des entreprises, des écoles, des logements, le tout autour d’une marina (on dira ici une marrona pour être plus exact) : oui, à Bordeaux, le nord ne fait plus peur.

En abordant la rue Armand Dulamon, bien que située à quelques mètres de la frénesie constructive de la rue Lucien Faure, tous ces changements semblent imperceptibles. Notre voie tirée au sort ce jour ressemble à tant d’autres rues bordelaises, avec ses échoppes blondes sagement alignées, comme une enclave dans ce quartier à l’urbanisme un peu chaotique. Côté Cours Edouard Vaillant, d’austères immeubles nous évoquent Krasnoïarsk, tandis que le Cours du Raccordement à l’autre extrémité nous offre un supermarché low-cost, une chaufferie collective et une station d’épuration.

Mais entre les deux, la rue Armand Dulamon, du nom d’un magistrat landais officiant à Bordeaux au 19ème siècle, offre l’image du Bordeaux résidentiel éternel.

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Un paysage bordelais des plus classiques

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Patrick et sa famille nous le confirment : pas grand chose à signaler dans cette rue où ils ont posé leurs bagages il y a deux ans, arrivant de la rive droite. Le hangar en face est squatté certes, mais qu’importe. Patrick et les siens sont fatigués, ils rentrent de trois jours de libations pour fêter un anniversaire, et le retour dans leur cocon de la rue Armand Dulamon sonne la fin de leurs excès.

Adolescents roulant un peu des mécaniques, Salfay et ses amis quant à eux « font un tour », ce qui semble être un synonyme de s’ennuyer ferme, mais en mouvement. Un peu déçu d’apprendre qu’on ne le filmerait ni ne le payerait, Salfay nous confie rapidement son sentiment sur ce secteur où « c’est un peu la cité » (désignant Saint-Louis au loin) et où on peut « acheter du shit » (désignant la place Lewis Brown qui forme l’entrée de la rue côté cours Edouard Vaillant).

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Pas encore tout à fait une marina

Bordeaux 2066 ne se drogue qu’à la bière, mais n’a pas remarqué de dealer en cette journée décidément calme. De ce côté là de la rue Armand Dulamon, la star du commerce, c’est bien Bruno Pelage. Le garage qui porte son nom depuis 1999 occupe un ancien bâtiment de Repelec, qui était une entreprise spécialisée en entretien et réparation de gros moteurs industriels. Aujourd’hui Bruno et ses cinq salariés réparent encore des moteurs, mais plus classiquement de voitures, et selon les deux avis Google qu’il a récolté il le fait bien.

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Ce qui chiffonne Bruno Pelage actuellement, ce sont surtout les soucis de stationnement. Son activité exige qu’il laisse des véhicules sur la voie publique, mais ça n’est pas du goût des ASVP qui le prunent sans ménagement, poussant même notre garagiste-carrossier à afficher son ras-le-bol sur la façade de son établissement. Pas de réponse de la mairie à ce jour, visiblement Bruno Pelage peut aller se brosser (désolés).

Bruno connaît bien le quartier, où il a été scolarisé avant d’y travailler et où ses parents tenaient déjà un garage à quelques rues de là. Pas de doutes pour lui, depuis quelques années les choses changent avec un gros afflux de population et notamment des Parisiens : « On en parle, mais ici on l’a vu ». Si Bruno se réjouit pour la prospérité de son activité (qui dit plus de monde dit plus de bouchons, plus d’énervement, et donc plus de tôle froissée à redresser), il remarque néanmoins le développement d’une petite délinquance, dont il n’a toutefois jamais fait les frais.

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Bruno Pelage devant son garage (rime riche)

Autre univers mais même son de cloche à l’autre bout de la rue, à l’angle avec le Cours du Raccordement, qui porte ce nom si poétique puisqu’il a été percé pour relier la gare Saint-Louis aux Bassins à Flots par lesquels arrivaient ou partaient toutes sortes de marchandises. Après quelques années de bourlingue en Afrique et aux Antilles, Stéphane Cambournac a racheté il y a cinq ans ce bar-resto historique du quartier, qui portait avant le nom de « Café de l’union » lors des grandes heures ouvrières.

En seulement cinq ans derrière les fourneaux, Stéphane a pu observer de grands changements dans le quartier et donc sa clientèle : « 80% de la rue a été vendue ces trois dernières années ». C’est toute une génération qui a disparu ou est partie, et a été remplacée par des gens plus aisés en quête de la fameuse échoppe bordelaise avec terrain. Autre effet collatéral observé par Stéphane : les caves se rénovent et deviennent habitables, la ville gagnant ainsi des mètres carrés en profondeur.

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Bordeaux grandit aussi par en dessous 

Du côté du resto-bar La Terrasse on s’adapte : avec l’installation de bureaux, de plus en plus de gens viennent déjeuner le midi, mais par contre la vie sociale autour de l’apéro du soir a tendance à disparaître, en même temps que le vieux monde ouvrier des Bassins à Flot. Conséquence directe : ça ferme à 17 heures.

Tout cela est un processus encore en cours tandis que nous écrivons ces lignes début 2018 (oui on fait comme si des gens nous liront en 2317, bonjour à vous, on espère que Bordeaux existe encore) : l’ensemble du pâté de maisons à l’angle de la rue Armand Dulamon et du Cours du Raccordement est promis à une démolition prochaine, avec la construction de petits immeubles de 2 ou 3 étages pour continuer la mue et la densification du quartier. En attendant les prochaines étapes de cette métamorphose, on peut vous conseiller d’aller manger à La Terrasse : les produits sont frais, la cuisine maison, les tarifs sont ajustés, et puis on a apprécié que Stéphane nous offre spontanément un café sans connaître notre identité de blogueurs (oui, on se fait acheter facilement).

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Stéphane, patron de la Terrasse

C’est face au Cours du Raccordement et à sa station d’épuration que nous terminons cette exploration urbaine avec notre habituelle bière. Et puis Bruno le garagiste nous l’a dit en évoquant ce clochard qui a passé 3 ans nuit et jour sur un banc du début de la rue Armand Dulamon : « L’alcool, ça conserve ». Alors trinquons, au repos de Patrick, aux errances de Salfay et ses amis, aux amendes de stationnement de Bruno, et aux plats du jour de Stéphane. Au passé glorieux de Bordeaux Nord, aux lendemains qui chantent de Bordeaux Maritime.

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Bières et station d’épuration

 

Cité Saint-Martin

Des jours, des semaines, des mois presque que l’on vous laisse sans nouvelles. L’équipe de Bordeaux 2066 a été très occupée ces derniers temps, peut-être trop, et nous avons du laisser l’exploration de côté pour un moment… jusqu’à la Saint-Glinglin ? Non, mais jusqu’à là Saint-Martin oui, car c’est bien là qu’Excel nous envoie pour cette 57ème rue.

En regardant le plan, la Cité Saint-Martin nous semble être une petite rue perdue dans les bas-fonds de la Bastide. Pourtant, nous sommes ici à quelques mètres de l’avenue Thiers et du tramway. Mais ce qui nous frappe dès notre arrivée c’est le calme : peu de bruit, tout est tranquille, les mimosas sont en fleurs, et les chats, ces véritables appâts à likes sur Facebook, se baladent remplis d’insouciance alors qu’à quelques mètres de là tramways et voitures rythment l’artère principale de la rive droite.

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Façon déloyale d’obtenir du like Facebook

Ce calme, on le doit à la configuration des lieux : la Cité Saint-Martin est en fait l’union de deux impasses, que coupe en son milieu la rue Dasvin de Boismarin, qui elle-même bute sur des friches ferroviaires. Le paysage architectural s’inscrit dans la même lignée : à première vue pas d’immeubles modernes comme on les voit de plus en plus fleurir sur la rive droite, mais un alignement d’échoppes entrecoupé çà et là de constructions plus récentes.

C’est dès le début de notre exploration que nous croisons Marie-Claude, militante communiste qui à quelques semaines des prochaines échéances électorales tracte dans les boîtes aux lettres en rêvant d’union de la gauche. Suite à quelques considérations politiques, elle évoque la vie de quartier : une ambiance qui évolue petit à petit mais qui reste encore marquée par le passé ouvrier et la solidarité qui va avec. Pas encore de boboïsation à l’horizon selon Marie-Claude : ici beaucoup de gens se connaissent et il n’est pas rare de papoter avec ses voisins en s’asseyant cinq minutes sur un banc du petit square situé un peu plus loin.

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Marie-Claude

Cet esprit de village, Yvette nous le confirme quelques minutes plus tard. Yvette et son sourire radieux habitent la Cité Saint-Martin depuis plus de 40 ans maintenant. 40 ans que ses fenêtres font face à un palace en parpaing jamais terminé, sans que cela n’entache sa bonne humeur communicative. Une fois dépassées les considérations esthétiques, Yvette égrène avec nous son chapelet de souvenirs : la vie rive droite avant l’arrivée du tramway, l’ancienne demeure bourgeoise installée à l’angle et rasée dans les années 90 pour laisser place à des logements cheminots, et puis la salle Ernest Mouche qui faisait office de garderie et de salle polyvalente avant d’être détruite puis ensuite remplacée par le parking relais Galin.

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Ma maisoon est en paaarpaings, pirouette, cacahouette…

La salle accueillait notamment les fêtes et les bals de quartier, comme l’évoque Suzanne, une habitant de la Bastide dont le témoignage est consultable ici. Le tango des amoureux a maintenant laissé la place à la valse des voitures qui se croisent à longueur de journée en regardant passer le tram. Là encore on est en plein contraste entre la cité Saint-Martin baignée de tranquillité et le ballet incessant des tramways ne semble déranger personne, et surtout pas Yvette qui trouve le tramway formidable, « enfin, je ne l’ai pris que trois fois en 10 ans, mais j’adore l’entendre au fond de mon jardin ». Et Yvette entre deux rires de nous raconter sa dernière expérience tramway : un trajet vers le Stade René Gallice pour aller voir Bordeaux-Guingamp, « et que ça sentait la pisse oh mon pauvre laaaalaaa ».

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La Cité Saint-Martin vue du P+R Galin

Finalement Yvette ce qui la dérange le plus, c’est peut-être cette nouvelle mode des maisons en bois, comme celle construite il y a peu au bout de la rue. Les membres de Bordeaux 2066 ayant des opinions architecturales assez divergentes, nous ne nous hasarderons pas ici à une critique esthétique. Ce qui est certain c’est que l’on sent petit à petit l’urbanisation boucher les quelques trous du quartier : plusieurs constructions modernes s’insèrent dans la Cité Saint-Martin et dans les rues voisines, et d’ici quelques années les quartiers de Niel et de Brazza accueilleront les futurs voisins de Marie-Claude, d’Yvette et des autres.

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Sérénité bastidienne

En attendant les nouveaux habitants, l’offre en débits de boissons pouvant satisfaire notre soif reste assez limitée. C’est donc résignés que nous retournons au Nicot, bar PMU de quartier qui nous avait déjà accueilli lors d’une précédente visite.Le soleil de fin d’hiver nous invite à tomber le manteau, sans que nous ayons l’opportunité d’en donner la moitié à un clochard comme le fit Saint-Martin en son temps. Nous prenons une Affligem de printemps, que nous buvons à la santé de nos rencontres du jour. Union de la gauche ou pas, puissent la convivialité et la solidarité bastidienne que l’on nous a vanté ce jour là continuer à planer sur la rive droite.

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Deux demis sur l’Avenue Thiers

Rue de Mulhouse

 

Comme vous le savez si vous nous suivez sur Facebook, nous partageons souvent les points de vue de nos amis de Deux Degrés : agence d’urbanisme décomplexée. Pour cette 56ème rue, c’est donc Mathieu de Deux Degrés qui prend la plume et nous donne sa vision de la rue de Mulhouse ! 

Que dire sur la rue de Mulhouse ? 150 mètre d’échoppes plus ou moins cossues et d’Audi garées au coeur des quartiers résidentiels chics de la barrière de Saint-Médard. Depuis les trottoirs, nous devinons les jardins derrière les grandes vérandas colorées. Rue de Mulhouse, les habitants sont paisiblement heureux. Nous les imaginons déambuler joyeusement dans les allées du Parc Bordelais le dimanche après-midi avec leurs enfants à la scolarité exemplaire. « Imaginer » car soyons honnêtes, il n’y a personne dans la rue à qui demander ce qu’il se passe vraiment par là. Alors que nous entamons notre deuxième aller-retour, un bruit léger nous interpelle. Que se passe t-il ? Un mouvement. Quelqu’un bouge. Un sénior sort doucement de sa maison. Nous nous approchons respectueusement de lui pour l’interroger sur le quotidien de la rue de Mulhouse. En vain, il refuse de nous répondre, probablement de peur de venir troubler la quiétude du lieu. Il partira silencieusement vers son break Dacia Lodgy.

Mini vs Twingo : le grand combat

Mini vs Twingo : le grand combat

Peu à peu, la rue s’anime.  Mais ici, les drames du quotidien, que ce soit la pauvre jeune femme qui a perdu son beagle ou ce jeune homme préoccupé par le rangement de ses clubs de golf, ne parviennent pas à troubler le calme de la rue. Même l’agitation liée à la proximité de la belle-famille de Julien Courbet  ne semble pas pouvoir perturber la tranquillité résidentielle par ce bel après-midi d’automne.

Faute de bars à proximité, nous poursuivons vers la pâtisserie du coin pour la traditionnelle bière. La caissière, une habitante de Saint-Michel, nous confie qu’ici, c’est calme. Très calme. Peu de problèmes à l’horizon hormis quelques personnes âgées malpolies.

Consciencieux et l’esprit en alerte grâce à notre précieux breuvage, nous retournons direction rue de Mulhouse. Nous espérons bien y trouver quelque chose à dire. Nous sommes plus attentifs aux passants, à l’ambiance. Une vieille dame en doudoune passe, un père de famille en foulard remonte la rue silencieusement. Les regards sont bas. Le silence pesant lorsque les gens se croisent. Comme s’il y avait de la méfiance dans l’air. Oui, derrière les vieilles pierres des maisons, nous ressentons un malaise, un mal profond. Le calme de la rue ne parvient pas à dissimuler la tension qui règne par ici. Les gens refusent d’en parler mais il ne fait aucun doute que la suspicion règne entre les voisins. Le doute est là. Les sourires de façade ne parviennent pas à masquer le terrible bouleversement en cours. Ce qui se joue rue de Mulhouse laisse planer une chape de plomb pesante par dessus les verdoyants jardins de ce lotissement des années 1870. Ce qui se trame rue de Mulhouse immisce le doute au plus profond des foyers. Les habitants de la rue sentent que toutes leurs certitudes peuvent bientôt voler en éclat. Tout ce qu’ils ont connu ne sera peut-être plus dans les jours à venir, quand un voisin glissera dans l’urne son bulletin François Fillon pour les primaires des Républicains. Voter François Fillon ? A Bordeaux ? Face à Alain Juppé ? Pourquoi ? Mais pourquoi ? Quel serait la signification d’un tel geste au coeur de ce quartier baigné depuis si longtemps par la douceur bienveillante d’Alain Juppé ? Nul ne le sait. Mais le doute est là. Il y a un filloniste rue de Mulhouse. Peut-être cet homme avec sa doudoune matelassée ? Peut-être cette jeune maman avec ses élégantes chaussures vernies ? Il est encore trop tôt pour le dire. Mais une chose est sûr, rien ne sera jamais plus comme avant rue de Mulhouse. Quelqu’un va voter François Fillon à la primaire des Républicains.

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Tout est calme, trop calme

 

Tradition & modernité

Aujourd’hui, 20 jours après cette visite, nous n’osons imaginer l’état de tension régnant rue de Mulhouse. Les voisins se salueront-ils lorsqu’ils se croiseront au bureau de vote dimanche ? Rien n’est moins sûr. Voilà de quoi geler l’animation de la rue pour quelques années encore.

 

Jour de fête rue de Mulhouse

 

Aux quatre coins de la Gironde – partie 3, la Salie et son wharf

187-west1Troisième et ultime partie de ce carnet de voyage, où s’achève l’exploit de Tim Pike et Vincent, consistant à explorer les extrémités nord, est, sud et ouest de la Gironde en une seule journée. Après les monuments du Verdon, les arbres de Saint-Avit- Saint-Nazaire et les maisons closes de Captieux, qu’allait donc nous réserver le point le plus à l’ouest du département ?

Un récit Tim Pike (Invisible Bordeaux) traduit par Jean-Yves pour Bordeaux 2066 : 

Il est désormais 18h30, et le compteur affiche 485 kilomètres de route alors que nous nous garons à l’ombre des pins de la plage de la Salie Sud, située peu ou prou à mi-chemin entre Arcachon et Biscarrosse. Nous partons à l’abordage du sentier sablonneux qui traverse les dunes vers la mer, prenant ainsi de la hauteur, ce qui nous vaut notre premier aperçu de l’emblématique wharf, un édifice pour le moins controversé.

Cet ouvrage de fer bleu clair s’étend sur 800 mètres de longueur. Sa fonction première est de soutenir un pipeline qui rejette environ 60 000 m 3 de déchets humains et industriels traités dans l’océan chaque jour – rien que ça ! Pourtant, le wharf tel qu’il existe aujourd’hui était à bien des égards un plan B…

Le projet initial consistait à faire transiter les déchets par un wharf de taille moindre, qui aurait été relié à un tuyau installé au fond de la mer, les contenus étant ainsi déversés à 4 kilomètres du littoral. Après plusieurs mois de travaux au début des années 1970, la compagnie néerlandaise chargée du projet dut faire face à des conditions océaniques et climatiques très délicates, et le tuyau en cours d’installation fut irréversiblement détruit après un orage.

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Suite à cet épisode, les Néerlandais furent démis du projet, et la compagnie sombra à son tour. Pendant quelque temps, les déchets (acheminés vers La Salie depuis 1971 par un réseau de tuyaux dessinant une boucle autour de tout le bassin d’Arcachon) ont été évacués dans l’océan à seulement quelques mètres de la plage. Les conséquences visuelles et olfactives étaient nous dit-on insupportables : l’odeur d’excréments humains qui régnait dans les parages s’ajoutait à celle des déchets produits par l’usine de papier de Facture, à l’époque rejetés directement dans les eaux du Bassin d’Arcachon. Entre temps, les collectivités locales ont opté pour la construction de cette solution de compromis de 800 mètres, achevée en 1974.

Quid de l’aspect sécurité ? En théorie, lorsque les déchets arrivent au wharf de La Salie, ils ont été traités dans une des trois usines de la région (Biganos, La Teste ou Cazaux). Cela n’empêche pas des controverses sans fin concernant les effets des rejets dans l’océan, pas vraiment calmées par des décrets locaux interdisant des activités telles que la pêche, la baignade, et la récolte de coquillages autour du wharf. Bien évidemment, l’accès au wharf proprement dit est strictement interdit : vous aurez sans doute deviné ce que nous en avons conclu !

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Panneau d’information et de dissuasion

Quelques instants plus tard, nous arpentons donc le monstre de métal sur toute la longueur, effectuant ainsi une petite partie du chemin vers l’autre côté de l’océan : selon mon atlas, la Nouvelle Ecosse et Boston sont les destinations les plus proches… Nous sommes loin d’être seuls à braver l’interdit : d’autres promeneurs jouissent avec nous de la vue panoramique sur l’océan, des photographes à l’affût d’un coucher de soleil prometteur ou encore quelques pêcheurs à la ligne. Si certains d’entre eux sont de toute évidence là pour passer du bon temps, nous n’avons pas pu nous empêcher de soupçonner que d’autres sont présents pour des raisons professionnelles. Que deviennent les poissons qu’ils pêchent ?

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Avec le soleil dans les yeux, le visage battu par le vent et nos peaux constellées de sel marin, on oublie facilement le flot ininterrompu d’urine et de selles projeté dans la mer à quelques mètres sous nos pieds. Peut-être est-ce pour le mieux ?

Arrivés à l’extrémité du wharf, nous nous félicitons du succès de notre entreprise, ayant conquis en un seul jour la Gironde extrême, du nord à l’est et du sud à l’ouest. Il ne nous reste plus qu’à revenir au point de départ, à Saint-Aubin- de-Médoc, après une belle journée de 570 kilomètres girondins.

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L’extrême ouest de notre beau Département déverse du pipi et du caca dans l’océan

 

  • La version originale de ce récit est à retrouver ici !
  • Récit de Tim Pike, traduction par Jean-Yves Bart

 

Retrouvez ici la vidéo de notre road-trip aux quatre coins de la Gironde :

Aux quatre coins de la Gironde – partie 2, Captieux et ses anciens bordels

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Dans la première partie de ce récit d’une tentative de nous rendre aux quatre coins de la Gironde en une seule journée, Tim Pike (Invisible Bordeaux) et Vinjo avaient conquis Le Verdon et ses innombrables monuments, puis le vide de Saint-Avit- Saint-Nazaire. Les voici désormais à l’extrême sud du département, à Captieux.

Un récit de Tim Pike, traduit pour Bordeaux 2066 par Jean-Yves : 

Nous arrivons au lieu-dit Le Poteau à environ 16 heures, ayant roulé 380 kilomètres depuis notre point de départ. Le département voisin des Landes s’étend sous nos yeux vers le sud. Une grande borne trône à la frontière entre les deux départements, mais Vincent remarque vite une anomalie : sous l’inscription peinte qui identifie l’actuelle D932, on distingue encore des traces de l’ancienne localisation du marqueur, sur la nationale 10. Incroyable mais vrai : les bornes kilométriques ne meurent pas, mais se réincarnent en d’autres lieux !

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Inscription « D932 » recouvrant l’ancienne mention à la RN10

Un peu plus au nord, Vincent entreprend d’explorer les ruines du bâtiment le plus au sud de la Gironde, pour voir de lui-même si celui-ci a un lien avec l’une des histoires les plus étonnantes et graveleuses de la région : celle des bordels et des prostituées de Captieux.

L’histoire remonte à 1950, lorsque les militaires américains ont installé un dépôt de munitions sur une zone de la bagatelle de 100 km2 autour du Poteau. Le dépôt est resté en place jusqu’à 1967, date à laquelle le président De Gaulle fit évacuer toutes les bases militaires américaines en France. Entre temps, toutefois, la présence de militaires en nombre avait entraîné un afflux non négligeable de prostituées, qui offraient leurs services dans des bâtiments construits à la hâte le long de la départementale.

Après le départ des militaires américains, les bordels ont perduré, quand bien même la loi Marthe Richard avait depuis bien longtemps (1946) plongé dans l’illégalité les maisons closes… Les affaires ont continué d’aller bon train dans les années 1970 et même pendant une bonne partie des années 1980 : ces dames attiraient une clientèle de jeunes hommes en quête de leurs premiers émois, de rugbymen en goguette, de VRP, de routiers qui avaient fait un détour pour l’occasion, et d’autres visiteurs venus d’un peu partout, guidés par la réputation sulfureuse de Captieux. Ce monde interlope suscitait bien des commerces suspects, et on dit que les relations entre les maquereaux sud-girondins prenaient souvent un tour orageux.

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Ce bâtiment fut autrefois une maison close

Plus étonnant encore : les autorités fermaient les yeux sur ces activités peu catholiques ! Une source bien renseignée nous a depuis confié qu’il s’agissait en fait là d’un arrangement bénéfique pour tous : « C’etait un deal avec le Milieu bordelais : pas d’histoire dans la ville restée clean et les prostituées d’abattage (NB : celles qui doivent enchaîner des cadences infernales) pour le dimanche soir et les 3ème mi-temps… à la campagne. »

Tout cela a donc duré tranquillement jusqu’à un jour fatidique de 1987, où une énorme descente de police donna lieu à une centaine d’arrestations et à la fermeture soudaine des 14 établissements encore en activité. La plupart de ces édifices de fortune furent démontés ou plus ou moins rasés.

L’opération fut suivie de longs procès, et de peines de prison encore plus longues pour les responsables condamnés. Captieux s’est ensuite doucement remise de cette période trouble pour redevenir le paisible village de campagne qu’il avait été jusqu’aux années 1950.

Près de trente ans plus tard, nous frayons donc notre chemin parmi une dense végétation pour enfin atteindre l’entrée principale du bâtiment, où trône une sorte de comptoir dans ce qui fut sans doute un vestibule : nous sommes de toute évidence dans un ancien bordel. A notre gauche se tient la porte d’une pièce où subsistent quelques bouts de moquette sur les murs. A notre droite, une autre pièce, équipée d’une vaste cabine de douche. Nous poursuivons notre exploration avec maintes précautions, tant l’équilibre des tuiles sur les restes du toit semble précaire.

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A l’intérieur de l’ancien bordel, dont ce qu’on pense être le comptoir d’accueil (photo de gauche) 

Une fois ressortis indemnes, nous nous livrons à une inspection extérieure des murs. A l’une des extrémités, nous distinguons les restes de portraits de visages féminins peints à la main et une inscription qui semble commémorer une certaine « la B ». Difficile de dire si les autres lettres ont disparu avec le temps, ou si nous avons mal lu et que nous nous trouvions en réalité soit au Bambi, soit au Bilitis, deux établissements dont il est question ici. Interloqués, nous quittons la maison close et reprenons la route en direction du nord vers le bourg du Captieux, à quelques kilomètres de là.

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« La B » (?) et ses dessins de femmes

A la faveur d’une pause rafraîchissante dans un café, nous nous enquérons auprès du propriétaire du passé trouble de Captieux. Ce dernier ne semble en rien perturbé par notre question, ce qui suggère que le sujet est loin d’être tabou. Soulignant qu’il n’habite à Captieux que depuis quinze ans, il sonde à son tour un autre client sur ses souvenirs des lupanars locaux. Ce dernier nous raconte que chacun d’entre eux accueillait deux ou trois filles. Le patron appelle ensuite un ami pour tenter de retrouver le nom de notre mystérieux bâtiment « la B » ; il promet de nous rappeler pour nous donner la réponse.

Alors que nous réglons l’addition, notre hôte se fend d’une anecdote sur une connaissance qui faisait autrefois partie d’un groupe de jeunes gens désargentés ; tous les samedis soirs, nous explique-t- il, ceux-ci jetaient quelques pièces dans une cagnotte, et les garçons écrivaient leurs noms sur un morceau de papier qu’ils mettaient dans un chapeau. L’heureux vainqueur du tirage au sort bénéficiait de ce financement participatif pour aller passer un bon moment avec une des filles de Captieux.

Ce pittoresque récit en tête, nous repartons vers la côte atlantique pour l’ultime destination de notre défi du jour ; direction La Salie, à l’extrémité ouest de la Gironde.

Curieux des secrets du far west girondin ? Rendez-vous la semaine prochaine pour le dernier épisode de ce carnet de route !

  • La version originale de ce récit est à retrouver ici !
  • Récit de Tim Pike, traduction par Jean-Yves Bart

Rue du Mulet

Saint-Pierre, ou le symbole du Bordeaux touristique et hype. Une façade de quais de grande classe, la carte postale par excellence, derrière laquelle se niche un petit trésor de quartier médiéval où il fait bon flâner, aller dans un des innombrables restaurants, et humer l’air d’un Bordeaux portuaire devenu touristique, et à l’évidence bobo, si tant est que ce terme veuille dire quelque chose.

Miroir d’eau, place de la Bourse, place du Parlement, Porte Cailhau… les joyaux du patrimoine local s’y déclinent sur quelques centaines de mètres à peine, rendant totalement inconcevable le fait d’éviter Saint-Pierre lorsque l’on fait visiter la ville à un touriste.

Mais vous commencez à nous connaître, nous ne sommes pas un blog de tourisme, et la dure loi de la statistique fait que nous avons quelque peu négligé Saint-Pierre, qui n’a accueilli qu’une seule de nos 54 précédentes visites, périmètre géographique réduit oblige.

Aujourd’hui Excel répare cette offense et nous envoie enfin découvrir le Bordeaux que l’on connaît déjà par coeur, celui du pub que l’on fréquente entre amis, du cinéma où on essaye de changer le monde et de la promenade du dimanche.

En arrivant devant la rue du Mulet, Vinjo et Pim réalisent néanmoins que si la rue du Pas-Saint-Georges perpendiculaire a été arpentée des dizaines de fois à toute heure du jour et de la nuit, cette venelle étroite leur était jusqu’alors restée inconnue.

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Perspective globale de la rue du Mulet

Un long panneau explicatif donne l’étymologie du lieu, pas de légende cocasse comme celle de la rue de la vache, et donc pas d’anecdote asine à vous compter, mais une bête erreur de sémantique puisqu’il s’agirait plutôt de la rue DE Mulet.

Arnaud de Mulet siégeait en effet au Parlement de Bordeaux à la fin du 16ème siècle, et ce Monsieur n’était pas n’importe qui puisqu’il était notamment Sieur de Préjeau (on n’a pas le moindre idée de ce que ça veut dire mais c’est sûrement super cool) et seigneur de la Tour-Saint-Maubert, devenu plus tard le fameux Château Latour dans le Médoc dont vous pouvez lire l’histoire ici, voire même vous offrir une petite bouteille si vous n’êtes du genre à avoir des problèmes de fins de mois.

Après, à quoi bon être un seigneur si c’est pour que quatre siècles plus tard les passants prennent votre rue pour un hommage à un cousin de l’âne ? La viographie est parfois taquine.

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Quelqu’un aurait 11 000 balles à nous prêter pour qu’on s’achète une caisse de Château Latour 2009 ?

Laissons De Mulet et revenons à nos moutons. Notre visite démarre à l’angle de la rue du Pas Saint-Georges, avec à notre gauche un glacier et à notre droite un restaurant italien, Osteria da Luigi, que l’on peut franchement vous conseiller après l’avoir testé (et visiblement les internautes sont du même avis que nous).

En arpentant la rue, on remarque pêle-mêle quelques immeubles en pierre divisés en appartements, un cabinet « d’ingénieur-conseil en conduite du changement », une maison d’hôtes puis un immeuble visiblement de standing, pour lequel une plaque indique qu’il date de 2006. La rue du mulet s’achève sur une petite place sur laquelle un chien court après une baballe sous l’œil d’adolescents en plein âge bête (c’est un constat, pas un jugement), avec en décor d’arrière-plan l’aire de livraison de la FNAC. La grouillante rue Sainte-Catherine n’est en effet qu’à 100 mètres de là, mais la rue du mulet contraste par son calme et sa faible fréquentation : aucune raison évidente d’emprunter cet axe biscornu qui n’offre aucune perspective sur le quartier.

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Mon coeur te dit je t’aiiiimeuuuuh

Alors ça c’était le trottoir de droite, mais sur le trottoir de gauche impossible de rater cet immense bâtiment flanqué d’un jardin, ce qui n’est pas si courant dans le quartier.

Nous poussons la porte du centre d’animation de Saint-Pierre pour en savoir plus. Quelques dessins d’enfants, une bibliothèque, un atelier de conversation en langue des signes. Au fond de la grande pièce du rez-de-chaussée, un bar « Le Zinc Pierre », chose qui ne laisse pas insensible les auteurs de Bordeaux 2066 qui ont fondé leur ligne éditoriale sur, outre le hasard, le houblon. Nassim interrompt sa partie d’échecs pour nous servir deux bières fraîches, puis très vite pour nous raconter l’histoire et le présent du centre d’animation où il exerce. Comme lors d’une promenade à la Benauge, nous sommes en présence d’un centre créé par l’ACAQB, association fondée sous Chaban, qui anime 11 centres dans Bordeaux dans le but de favoriser l’insertion, la citoyenneté et le partage. C’est ainsi qu’au 4 rue du mulet à Saint-Pierre, on peut assister à des concerts, participer à des projets de solidarité internationale, apprendre le coréen, ou tout simplement passer un moment à jouer aux échecs comme le faisaient Nassim et deux jeunes du quartier avant que nous les interrompions.

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Au centre d’animation de Saint-Pierre

Nassim nous raconte que le terrain était probablement il y a bien longtemps un cimetière, accolé à l’église Saint-Siméon (i.e. l’Utopia), avant d’appartenir à Arnaud de Mulet, dont il cherche toujours un portrait (si un de nos lecteurs a ça sous la main…). Il y a ensuite eu un terrain de jeu de paume, puis jusqu’en 1990 une école primaire avant de laisser place au centre d’animation du quartier.

Nassim a la quarantaine, et c’est un pur produit du quartier dont il nous raconte avec passion l’histoire cosmopolite et populaire, bien loin de l’image bobo qui lui colle aujourd’hui à la peau. L’enfance de Nassim à Saint-Pierre s’est déroulée dans un quartier un peu louche, avec ses dealers et sa vie souterraine, et à l’époque dire que l’on venait de Saint-Pierre générait une certaine suspicion chez son interlocuteur. C’était un quartier cosmopolite, où beaucoup de gens venaient d’Algérie comme les parents de Nassim, ou sinon de la péninsule ibérique. Un quartier craignos donc ? Non, bien au contraire, puisque tout le monde se connaissait, que les commerçants faisaient crédit, et que pour passer voir quelqu’un il suffisait d’ouvrir sa porte, l’interphone n’ayant pas encore conquis les entrées d’immeubles.

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Nassim lutte contre l’échec à Saint-Pierre

Les années 80 ont marqué un changement d’époque, avec une rénovation brutale ayant conduit la majorité des habitants historiques à migrer vers la périphérie.

Difficile d’imaginer ce passé populaire somme toute très récent lorsque l’on est attablé à un restaurant cosy du quartier entre des tablées de touristes, mais en compagnie de Nassim on arriverait presque à s’y croire.

Pour vous donner une idée, voici un extrait d’un JT de novembre 1980, où l’on évoque des loyers à 100 francs (soit 15 euros hein) et un questionnement sur la transformation de Saint-Pierre en « petit Marais » pour lequel on vous laisse libres de vos conclusions :

Petit Marais ou pas, ce qui reste certain c’est que De Mulet et sa rue nous font reprendre la plume sur ce blog un peu stérile depuis quelques temps. Promis on ne vous relaissera pas six mois sans ballades et sans bières !

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Au Zinc Pierre

Carnet de route aux quatre coins de la Gironde – Partie 1 : nord et est (Le Verdon et ses monuments, Saint-Avit-Saint-Nazaire et ses arbres)

Nos lecteurs les plus fidèles auront sans doute gardé un souvenir ému de nos précédentes aventures en compagnie de Tim Pike, de Invisible Bordeaux, dont un pèlerinage à l’intersection du méridien de Greenwich et du 45ème parallèle et une balade à vélo le long de l’Eau Bourde.

Pour cette nouvelle aventure commune, nous nous sommes lancés dans un road-trip d’une journée vers les extrémités nord, est, sud et ouest de la Gironde, le département le plus vaste de la métropole, nourrissant le fol espoir qu’il se passe quelque chose d’intéressant quelque part sur notre chemin. Pour ce faire, nous avons soigneusement organisé notre itinéraire et sommes partis dès le premier chant du coq de Saint-Aubin-de-Médoc, sachant pertinemment que 600 kilomètres de route nous attendaient, c’est-à-dire ni plus ni moins que la distance qui sépare Bordeaux et Paris !

 

Notre premier arrêt, Le Verdon-sur-Mer, se trouve à 88 kilomètres de notre point de départ, à la pointe nord des terres viticoles du Médoc. Le Verdon se trouve aussi être le port d’attache du bac qui assure la liaison maritime vers Royan, de l’autre côté de l’estuaire de la Gironde. Notre visite des lieux est l’occasion d’observer l’arrivée, le déchargement et le départ d’un bac Transgironde, emprunté par une assemblée éclectique de riverains, de touristes aux voitures et camping-cars immatriculés aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Angleterre, et même d’une poignée de piétons.
Nous mettons le cap vers le point le plus septentrional de la Gironde, au bout d’une jetée goudronnée avec vue sur Royan, entourée d’eaux mêlant le bleu de l’océan Atlantique et le marron de l’estuaire de la Gironde. A notre gauche on distingue au loin le phare de Cordouan, qui se trouve à sept kilomètre au large des côtes. Cet édifice historique, qu’on appelle parfois le Versailles des mers, fut érigé entre 1584 and 1611, avant de devenir le premier phare classé monument historique en 1862. Il reste aujourd’hui le plus ancien phare français en activité, même s’il est entièrement informatisé depuis 2006.

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Cordouan et les dunes de l’Atlantique

Sur la terre ferme, au-delà des promeneurs et des pêcheurs du dimanche, les bunkers allemands du mur de l’Atlantique dominent les hauteurs. Les lieux sont aujourd’hui paisibles mais il est aisé d’imaginer ces bunkers flanqués de sentinelles à l’affût de tout signe de mouvement suspect.

De l’autre côté des dunes se dressent trois monuments différents. Le premier est un mémorial à la gloire des soldats américains du général Pershing, qui défendirent la France pendant la première guerre mondiale au nom du « même idéal de droit et de liberté » qui avait conduit La Fayette et son équipage en Amérique en 1777. Le Verdon fut en effet la dernière escale du Marquis avant sa traversée de l’Atlantique pour œuvrer à libérer les Américains du joug britannique. Détruit par les Allemands en 1942, le monument a été reconstruit après la guerre pour prendre l’apparence qu’on lui connaît désormais.

Le deuxième monument commémore l’opération Frankton (ou opération « coque de noix ») et sa poignée d’héroïques kayakistes britanniques qui empruntèrent ces eaux en décembre 1942 pour mener une opération commando décisive à Bordeaux. Il se trouve que cet épisode incroyable et fascinant de l’histoire militaire girondine a fait l’objet d’un précédent article d’Invisible Bordeaux, dont nous ne pouvons que vous conseiller la lecture.

 

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Les trois mémoriaux du Verdon

Le dernier monument est dédié de manière plus générale à tous ceux qui ont donné leur vie pour défendre la liberté de la France. Il fut inauguré en 1995, pour le cinquantième anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale. La présence de ces trois monuments donne une idée de l’importance stratégique que sa localisation a conférée au Verdon.

Après avoir dépassé le phare du Verdon et un complexe de la Marine nationale nommé « Sémaphore » (qui comprend un bunker apparemment reconverti en logements), nous repérons non loin du bout d’une voie de train désaffectée un panneau indiquant Bordeaux à 104 kilomètres : difficile de s’éloigner plus de la capitale girondine sans quitter le département !

 

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Blockhaus reconverti et extrémité nord de la voie ferrée

Notre passage se termine par une conversation avec la propriétaire d’un bar ouvert uniquement en haute saison. Parmi les sujets abordés : la perspective que ce coin de Gironde devienne une île à l’horizon 2100, l’impression d’éloignement considérable entre Le Verdon et Royan malgré une distance de sept kilomètres seulement (« un pont faciliterait les choses ») et les origines de nombreux locaux dans cette enclave historique charentaise entourée de culture et de patois gascons. Faute d’informations plus croustillantes, nous remontons promptement dans la voiture pour redescendre vers Bordeaux, dont nous longeons l’agglomération côté nord avant un arrêt gastronomique à Castillon-la-Bataille, pour enfin atteindre le point le plus à l’est de la Gironde, situé à Saint-Avit-Saint-Nazaire.

En ce début d’après-midi, nous avons déjà engrangé 272 kilomètres au compteur. A la frontière entre Gironde et Dordogne, pas grand-chose à voir, sinon un champ, un fossé et une végétation dense bouchant entièrement la vue sur la Dordogne – le fleuve – qui coule à quelques mètres de là. Nous sommes surtout frappés par la transformation très nette du paysage entre nord et est : le sable, les marécages et les vastes étendues ouvertes du nord Médoc ont laissé place à un environnement bien plus verdoyant, luxuriant et varié, où les vergers rivalisent en nombre avec les parcelles de vigne.

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A gauche : des arbres. A droite : un champ. Au milieu : une route, et la Invisible Bordeaux-mobile. Au premier plan : la Gironde. En arrière-plan : la Dordogne.

Décidés à ne pas nous éterniser à Saint-Avit-Saint-Nazaire, nous reprenons la route vers Captieux, à l’extrême sud de la Gironde, une ville qui s’avérera avoir quelques secrets anciens et sulfureux à nous révéler !

Pour connaître les sulfureux secrets de Captieux, rendez-vous au prochain épisode de ce carnet de voyage !

    • La version originale de ce récit est à retrouver ici !
    • Récit de Tim Pike, traduction par Jean-Yves Bart

 

 

Rue Jules Steeg

L’équipe de Bordeaux 2066 n’avait pas procédé à une visite de rue bordelaise depuis plusieurs mois. Mais nous avons des alibis : lors d’une rencontre avec un homme d’affaires libanais, Pim a décidé de reprendre la direction d’une mine de diamants en République Démocratique (sic) du Congo. Vinjo, lui, décida de mettre à profit ses légendaires talents d’athlète en entreprenant une traversée de l’Atlantique à la nage, ralliant Le Porge à Boston en 73 jours seulement. Problèmes relationnels avec un chef de tribu Kakongo pour l’un et légère tendinite au bras droit pour l’autre mirent fin à leurs aventures respectives, et nos héros décidèrent de revenir à leur existence tranquille de la classe moyenne bordelaise, espérant se faire pardonner cette absence momentanée par leurs fidèles lecteurs.

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Lorsqu’Excel donna la destination de cette 54ème visite, Vinjo se remémora un moment moins glorieux de son existence. Lors de l’époque bénie du stationnement gratuit, en l’an de grâce 2014, il n’était pas peu fier d’avoir réussi là où tant de ses congénères avaient échoué : trouver une place de stationnement à moins de quatre heures de marche de sa destination.
De retour pour enfourcher sa féline sochalienne vers d’autres destinations, il avait constaté avec désarroi qu’un invité indésirable s’était incrusté sur son pare-brise : un sandwich oriental enduit d’une sauce évoquant les guerriers japonais gisait sur l’automobile, et les frites qui l’accompagnaient s’étaient étalées sur une bonne partie du bolide. Après avoir imaginé une déclaration de guerre de l’empire ottoman, il fallut se rendre à l’évidence : s’être garé sous cet échafaudage à l’heure de la pause déjeuner n’avait pas été un pari gagnant. La rue Jules Steeg pour nous c’était donc ça : de longues minutes à enlever des frites froides du capot, et un détour par la blanchisserie pour automobiles du Quai de Brienne.

Attentat au kebab - Mars 2014

Attentat au kebab – Mars 2014

Ce pénible épisode avait été oublié, et nous partîmes sous un soleil quasi-printanier visiter la rue Jules Steeg, du nom d’un ancien pasteur protestant de Libourne qui fut député de la Gironde et père de l’école républicaine avec Jules Ferry.

Ceux qui s’aventurent encore en voiture dans Bordeaux connaissent probablement notre rue : elle est le prolongement de la rue Lafontaine et son radar fou, l’ensemble permettant d’aller relativement rapidement du Cours de l’Argonne vers la gare. Un radar « pédagogique » conclut la rue Jules Steeg lorsqu’elle arrive vers la Place Dormoy et le Cours Barbey, radar soit dit en passant très mal placé puisqu’en ce point précis circuler à plus de 40 km/h ne relève plus de l’imprudence mais de la bêtise pure et simple.

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Sur place, nous découvrons un paysage urbain des plus classiques dans le quartier : une pharmacie, des échoppes, quelques demeures un peu plus bourgeoises, et des habitations plus ou moins salubres.

Deux éléments retiennent néanmoins notre attention : une boîte de nuit fait l’angle avec la rue de Bègles. Son extérieur est passablement vétuste, et les souvenirs de retours à vélo à une heure un peu tardive dans le secteur nous laissent un peu dubitatifs sur la description faite par le site internet : « À Bordeaux, loin de la cohue des Quais de Paludate, proche des Bars la Victoire, la DISCOTHEQUE OXYGEN située, 66 Rue de Bégles, à proximité des Capucins, vous propose une musique intemporelle et pour tous les goûts, Funk, Rock, House club, Latino, Disco, des années 80 à nos jours, un accueil super sympa, une déco classe et confortable, une boite avec les plus belles filles et les plus beaux mecs de Bordeaux. »
Nous n’avons malheureusement pas eu le loisir de vérifier cela sur place, l’endroit étant situé dans le fameux périmètre de « tranquillisation » de la vie nocturne. Ceux que le sujet intéresse pourront lire ceci, et éventuellement faire un tour chez nos voisins espagnols pour constater que oui, vie nocturne et vie urbaine doivent coexister et qu’on ne soigne pas un panaris en amputant une jambe.

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Le côté de là où l'on trouve "les plus belles filles et plus beaux mecs de Bordeaux"

Le côté de là où l’on trouve « les plus belles filles et plus beaux mecs de Bordeaux »

Cette parenthèse refermée, cap vers le second élément de la rue Jules Steeg ayant retenu notre attention : une gigantesque halle faite de pierre et de bois, sur laquelle figure une simple plaque « Bernard Dugas – atelier de charpente ». Il fallut attendre un second passage pour trouver la porte ouverte, et entreprendre une visite guidée avec le volubile Bernard.

La halle vue de l'extérieur

La halle vue de l’extérieur

Les fanatiques d’ordre et de propreté ne trouveront guère leur compte. L’endroit, absolument immense, est en revanche une mine pour les amateurs de bric à brac poétique : vieux mats de bateaux, vieilles affiches de sécurité au travail, vieilles machines pour découper le bois, un camion… on ne sait plus où donner du regard dans cette faille spatio-temporelle que nous offre la visite.
Le clou du spectacle, c’est Bernard qui nous le montre : plusieurs puits allant jusqu’à 11 mètres de profondeur, recouverts par des plaques en métal. Au 19ème siècle, avant que l’urbanisation ne gagne le quartier, il était en effet recouvert de vignes, qu’il convenait à l’époque d’irriguer pour lutter contre le phylloxéra.

Intérieur de la halle

Intérieur de la halle

Un des puits de 11 mètres

Un des puits de 11 mètres

Bernard nous raconte que le lieu où il travaille encore le bois date du 19ème siècle, mais il n’a plus l’année exacte en tête. Ce dont il est sur, c’est que le bâtiment a toujours été occupé par des charpentiers. Google nous livrera plus de précisions : le bâtiment a été érigé en 1867 par Jean Limouzin, sûrement un cousin de Marcel Poitou-Sharentes, et ancien « Compagnon passant ». Un compagnon, tiens tiens. L’occasion de se replonger dans une de nos anciennes promenades, à peine un pâté de maisons plus loin, dans la rue Malbec qui abrite leur musée : la boucle est bouclée !
Les fans de compagnonnage et d’artisanat peuvent lire l’histoire complète des Limouzin ici, et saluer le choix d’aller s’installer dans la magnifique ville de Gradignan où a grandi la moitié de l’équipe de Bordeaux 2066 (choix rédactionnel de Vinjo) / s’interroger sur le choix de s’installer à Gradignan, un endroit fort déplaisant et surcoté (choix rédactionnel de Pim).
Les sceptiques sur la pérennité d’une telle activité artisanale encombrante en plein Bordeaux se rassureront avec les propos de Bernard, qui part à la retraite mais cède l’affaire à son fils ! Les charpentiers auront donc toujours leur propre toit rue Jules Steeg !

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Rassurés sur le fait de ne pas voir une énième résidence remplacer dans un futur proche un bâtiment historique, nous partons fêter cela en buvant une petite bière à la Casa Soto, située certes rue Lafontaine mais dont la terrasse bénéficie d’une belle vue sur la rue Jues Steeg. La première bonne surprise, c’est que Daniel, le patron, est très sympa. C’est en effet spontanément qu’il nous offre une seconde SuperBock, sans que nous ayons décliné notre identité de blogueur ni nos intentions. Merci Monsieur Soto ! Une fois les présentations faites, notre patron galicien installé à Bordeaux depuis plusieurs décennies nous décrit un quartier à la mauvaise réputation infondée et à l’ambiance conviviale et sympathique. Alors oui il y a eu des bars sans licence, oui il y a des nuisances multiples, mais après tout quel quartier n’en connaît pas.

Clairement la bière la plus bue du blog

Clairement la bière la plus bue du blog

La deuxième bonne surprise viendra quelques jours plus tard, lorsque nous testons la cuisine de la Casa Soto : c’est très bon ! Avis à ceux qui voudraient tenter : avec ou sans café, avec ou sans dessert, avec ou sans vin, c’est 15 balles quoiqu’il arrive, c’est plus simple pour la compta !

On y vient pour manger, on y vient pour boire, mais on peut aussi y venir tâter une certaine ambiance : celle du Bordeaux ibérique et populaire propre au barrio, selon le terme qui définissait un temps le secteur.

A la Casa Soto

A la Casa Soto

De la SuperBock, du vin charpenté et du lomo grillé : cette investeegation nous aura rassasié et convaincu que l’aventure est toujours au coin de la rue !

Place Puy Paulin

En pleins préparatifs de Noël, plutôt que de courir les magasins, l’équipe de Bordeaux 2066 décide de profiter d’une dernière découverte pour 2015. Excel nous offre un tour en plein centre ville : pas de Caudéran, de rive droite ou de Bacalan à l’horizon… en nous envoyant place Puy Paulin le logiciel nous installe dans la folie commerçante du centre ville, à deux pas de la rue Sainte Catherine et de l’étrange Impasse du Chapelet visitée juste avant.

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Paulin donc, ou plutôt Saint Paulin de Nole, est un homme de bonne famille qui serait né à cette adresse en 353. Ami d’Ausone, homme politique puis prêtre, il est fêté par le calendrier chaque 21 juin. Une date qui pour nombre d’entre nous sonne plutôt comme celle de la Fête de la Musique, ce qui tombe assez bien, puisque Paulin est considéré comme l’inventeur des cloches.

Si Paulin est né en ce lieu et a associé à son nom un Puy, c’est car il s’agit d’un des points culminants de la ville antique (avec une altitude vertigineuse de 12 mètres au-dessus de la mer, on ne se sent pas encore sur un sommet cantalien), tout proche des remparts de l’antique Burdigala, et où les riches familles romaines avaient élu domicile. Ceux qui iront se promener dans le secteur ne manqueront pas de remarquer des pavés de couleur différente dans la rue Guillaume Brochon, qui symbolisent le tracé de l’ancien rempart.

Une église fut ensuite construite sur le nord de la place, plus ou moins à l’emplacement actuel des Galeries Lafayette, le reste de la place accueillant le cimetière attenant. Mais Notre Dame de Puy Paulin subit au courant d’une XVIIIème siècle une profonde transformation pour devenir un hôtel particulier logeant les intendants de Guyenne, hôtel ayant lui même été détruit lors de la Révolution française.

Révolution ou pas, une fois sur place, on se sent plutôt en compagnie de la noblesse que du tiers état… Lovée entre trois artères commerçantes (Porte-Dijeaux, Intendance, Sainte-Catherine), la place accueille beaucoup moins de passage que les rues voisines, mais on relève une ambiance et un style plus Galeries Lafayette que Tati.

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Réaménagée il y a peu, Puy Paulin (parfois surnommée « Pipolin » par quelques anciens) accueille quelques commerces : la Droguerie en tête de gondole, un magasin de jouets, un magasin de meubles et quelques magasins de vêtements. Les commerçants que l’on rencontre nous expliquent que la place est un écrin assez tranquille au milieu des rues commerçantes voisines, un endroit où l’on vient pour trouver un peu de calme, un peu d’oxygène après un samedi après-midi rue Sainte-Catherine.

Au détour de notre exploration, nous entrons dans l’Hôtel de Restan, grand immeuble du 18ème siècle qui occupe tout le pan sud de la place. Le rez-de-chaussée abrite le magasin Grange, qui vend des meubles coûtant parfois plusieurs SMIC. Le responsable nous y accueille, il nous dresse rapidement l’histoire du bâtiment et du quartier, et nous invite surtout à prendre contact avec Monsieur Bombezin, ancien gérant du magasin (alors appelé Maison Dugard) et mémoire du quartier. Voilà le genre de clients dont nous sommes friands … ni une ni deux, nous partons à la rencontre des Bombezin.

Souvenir de Dugard à l'entrée de Grange

Souvenir de Dugard à l’entrée de Grange

Raymond, ancien gérant du magasin Dugard qui a précédé Grange, nous raconte les belles heures de sa carrière, quand ces dames fortunées arrivaient avec leur chauffeur pour dépenser leur argent pour son plus grand bonheur, ou encore quand la maison a eu le privilège de meubler Jacques Chaban-Delmas à son arrivée à Bordeaux.
Plus anciens encore sont les souvenirs de son épouse Denise, née il y a maintenant plus de 80 ans place Puy Paulin, au premier étage de l’Hôtel de Restan. Ses parents étaient arrivés de Paris pour prendre la tête de ce qui était dans l’entre-deux-guerres un grand magasin de tissus. La maman de Denise, à qui l’on avait promis une place chic dans Bordeaux a été un peu désarçonnée en arrivant là de trouver surtout un ballet de manutentionnaires, Puy Paulin étant l’arrière des Dames de France, devenues plus tard Galeries Lafayette. Mais qu’à cela ne tienne, les affaires ont prospéré, et de fil en aiguille c’est tout un pool économique autour du tissu qui s’était développé sur la place.

Après avoir passé une heure chez Monsieur et Madame Bombezin pour parler de la place Puy Paulin, Bordeaux 2066 a eu la bonne surprise de recevoir au courrier une lettre de Denise contenant des précisions. Le paragraphe qui suit n’a donc pas été écrit par vos serviteurs, mais par notre retraitée native de la place :

Le cadeau de Noël de Bordeaux 2066

Le cadeau de Noël de Bordeaux 2066

« Au 1er étage de l’immeuble était installé un magasin de fournitures de mode qui approvisionnait les modistes de Bordeaux et des environs. Les femmes à cette époque, c’est-à-dire jusqu’en 1960 environ, portaient des chapeaux. Et ensuite il est devenu le grand fabriquant de coiffures et chapeaux de la tournée Tichadel et également du Grand Théâtre. De ce fait toutes les artistes-danseuses-chanteuses venaient faire les essayages place Puy Paulin. Au coin de la rue Guillaume Brochon se trouvait Tissam qui était un concurrent de la Maison Dugard mais avec une clientèle différente. Tissam était connu par la publicité qu’il faisait que les écrans de cinéma « Encore un tissu Tissam », les vieux Bordelais s’en souviendront. De l’autre côté de la place il y avait une brodeuse et remailleuse de bas, cela semble incroyable pourtant cela se faisait beaucoup avant de connaître les bas nylon. Egalement en face de l’immeuble un marchand de partitions de musique, connu de tous les musiciens et chanteurs, une institution à Bordeaux ».

Denise, née place Puy Paulin

Denise, née place Puy Paulin

Aujourd’hui ces commerces de niches ont disparu, comme le rappelle l’enseigne de la Maison du Rasoir, laissée à l’abandon depuis plusieurs années.

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Le portrait historique de cette place Puy Paulin serait incomplet sans une description de l’Aiglon, haut lieu de la fête à Bordeaux jusque dans les années 70. Denise nous a décrit un lieu qui dans les années 50 était plutôt bourgeois, et où les jeunes filles venaient danser le dimanche après-midi sous le regard protecteur de leurs mères. Pas grand chose à voir avec Paludate donc, puisque d’après Denise il n’y avait ni drague ni alcool, et donc pas de bagarre sur fond de vomi sur les coups des 4 heures du mat’ en a déduit Bordeaux 2066.
Les membres du très actif groupe Facebook « Bordeaux je me souviens », en moyenne plus jeunes que Denise et Raymond, nous ont dressé un portrait un peu différent du lieu. D’après Rosine, qui a notamment fréquenté le lieu pour la Fête du Tet, c’est-à-dire le nouvel an vietnamien organisé par la communauté de Bordeaux, dans les années 60 le lieu n’était « pas bourgeois, bien au contraire », et on y croisait « des garçons au front bien bas style Guy Bedos et Sophie Daumier ». Mireille quant à elle se remémore « les jeunes filles assises autour de la piste et c’était le ballet incessant des jeunes gens qui de temps en temps essuyaient un refus ; souvent, avec l’arrivée d’un bateau, on voyait une nuée de pompons rouges pendant le slow ». Et Bernard, membre d’un ancien orchestre, de lui répondre : « C’était ça: la série de slows on la suivait depuis la scène et on rigolait de voir les mecs se prendre des vestes hi hi hi ».
D’après le panneau de chantier collé à la façade, le bâtiment de l’Aiglon va accueillir prochainement une nouvelle enseigne de vêtements. On pourra donc de nouveau se prendre des vestes place Puy Paulin, une fois de plus l’histoire bégaye…

Orchestre Chris Blanchard, 1972. Merci à Bernard pour la photo.

Orchestre Chris Blanchard, 1972. Merci à Bernard pour la photo.

A leur manière, le textile et les meubles ont réussi le passage vers le 21ème siècle sur la place Puy Paulin, en s’adaptant aux exigences d’une ville devenue piétonne et moderne. Mais le plus immuable dans tout ça, c’est quand même le fait de boire un coup. La brasserie « Le Puy Paulin » désaltère travailleurs et passants depuis plus d’un siècle, en ayant conservé une partie de son décor historique.

A la fin de l’apéritif, Bordeaux 2066 se sent le front bien bas et irait volontiers danser dans l’Aiglon envolé. Mais voilà aujourd’hui, pour se prendre des vestes et se faire rhabiller pour l’hiver, il faut sortir du centre ville. Le voici le vrai drame de la modernité urbaine, au sommet du vieux Bordeaux.

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