Rue Brulatour

Lorsque nous débarquâmes rue Brulatour en ce début de soirée d’automne, la chose n’était pas très engageante. Une petite bruine, des affiches politiques plus ou moins extrêmes, et un toxicomane titubant sur le trottoir.

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Ne nous fions pas à notre première impression, et engageons-nous dans la courte rue Brulatour. Nous sommes ici dans les faubourgs Sud de Bordeaux, à la limite de la commune de Bègles, ex banlieue rouge devenue verte.

Le soleil pointe un rayon, un arc-en-ciel se forme. Moins de deux minutes plus tard, nous avons fini d’arpenter l’alignement d’échoppes et sommes déjà au bout de la rue, qui se prolonge en « Cité Brulatour ». Une autre fois, peut-être.

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Tandis que nous prenons quelques photos, Christian, en train de rentrer chez lui, nous interpelle d’un air amusé : « Vous êtes journalistes ? ». Non, pas vraiment. On lui explique la raison de notre visite. Alors il nous raconte, lui qui habite dans la rue depuis environ 30 ans : « C’est un quartier populaire ici, il y avait auparavant une usine de chaussures au bout de la rue, et beaucoup d’habitants y travaillaient. » Les yeux de Christian pétillent, il a une idée. « Venez, on va aller sonner un peu plus loin, je vais vous présenter la mamie, c’est la plus ancienne de la rue ». Le coup de sonnette est énergique, car Fernande est assez âgée. C’est même pour l’instant la doyenne des interlocutrices du blog, puisqu’elle a 92 ans. Née à Paris, Fernande est partie en exil en Chine pour embrasser le maoïsme, elle s’est ensuite mariée avec un armateur grec avec qui ils ont fait le tour du monde, et a choisi de poser ses valises pour une retraite heureuse à Bordeaux Sud. En fait non. Fernande a vécu ici, dans sa maison, les 80 dernières années. Et avant elle n’était pas bien loin, puisqu’elle est née sur le Boulevard Albert 1er, à 200 mètres de là. Autant dire que c’est une locale. Alors, accoudée à son portillon un peu plus haut qu’elle, Fernande nous raconte. Sa voix est assurée, ses souvenirs sont précis.

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Il y avait les usines bien sur : Marmillon, qui transformait les os pour en faire notamment du suif. L’usine à chaussures, dont « on » racontait qu’elle avait été montée suite à une filouterie. Un peu plus loin, plus près de la Garonne, c’était la métallurgie.  Côté Bègles, juste de l’autre côté du boulevard, c’était bien entendu le royaume de la morue. D’ailleurs, les rails que l’on aperçoit encore aujourd’hui au bout de la rue Brulatour voyaient passer des trains remplis de morues ou d’autres marchandises. Tout cela n’était pas sans conséquences olfactives !  On n’oubliera pas non plus l’usine Saint-Gobain, oh non, puisque Fernande y a travaillé 37 années durant !  Mais n’allez pas imaginer une grande usine avec d’interminables chaînes, ils n’étaient que 6 ou 7 à y travailler !

Au pays de la morue (source : http://crdp.ac-bordeaux.fr/)

Au pays de la morue (source : http://crdp.ac-bordeaux.fr/) 

Il y avait bien entendu une vie à côté de l’usine, et rue Brulatour il y avait surtout une épicerie et un café où tout le monde se rencontrait. Il y avait aussi l’Estey Sainte-Croix (qui est un des bras de l’Eau Bourde, au bord de laquelle 50% de l’équipe de Bordeaux 2066 a grandi, ô émotion), aujourd’hui enfoui sous la rue Brascassat. Jusque dans les années 50, il était à l’air libre, et un petit pont avec un puits reliait la rue Brulatour à la cité Brulatour. Ceux qui n’avaient pas le courage d’aller jusqu’au lavoir officiel faisaient leur lessive ici, mais gare à l’appariteur de la mairie qui patrouillait, car quand il arrivait et qu’il vous voyait « il fallait courir ».

Fernande nous a raconté tout cela et bien d’autres choses encore pendant presque une demi-heure. On ne vous la montrera pas, elle est atteinte du syndrome Angèle. Et puis, « c’est pas à mon âge que je vais devenir célèbre ». Mais on peut la remercier, vraiment, pour ce précieux témoignage, ainsi que Christian de nous avoir mené à elle.

C’est la tête pleine de ces histoires d’un passé pas si lointain mais qui semble tellement loin aujourd’hui que nous continuons notre exploration. Justement au bout de la rue, la manufacture de chaussures est là, belle et pimpante sous ses couleurs bleu Majorelle.

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Car oui rue Brulatour c’est de l’histoire mais c’est aussi le futur. L’usine d’hier (déménagée en 1995 à Blanquefort si les souvenirs de Fernande sont exacts) est aujourd’hui devenue la Manufacture Atlantique : une scène culturelle, accueillant théâtre, danse et autres manifestations. Ce soir là justement un spectacle est en cours et nous donne l’occasion de papoter avec les traiteurs qui attendent l’entracte … tapas et boissons proposés par Quicook, association multifonctions et très sympathique.

 Caroline, qui travaille ici, nous invite à repasser voir le lendemain midi ce que donnent les lieux au soleil, et en effet c’est un chouette endroit :

Le "Collectif Mixeratum Ergo Sum" en répétition.

Le « Collectif Mixeratum Ergo Sum » en répétition.

L'espace bar à l'entrée

L’espace bar à l’entrée

Des artistes en pause déjeuner à côté de ce qui était autrefois un local syndical.

Des artistes en pause déjeuner à côté de ce qui était autrefois un local syndical.

A tous les nostalgiques de l’industrie locale, sachez que l’usine existe encore, même si la chaussure, ça ne marche pas fort.

Pour finir, et puisque certains de nos lecteurs se sont plaint de la disparition des photos de bières sur ce blog, nous terminons l’exploration de la rue à La Muse Café pour y déguster une bière locale bio : la Mascaret. Ici aussi on connait l’histoire du quartier, puisque le lieu était auparavant un grand resto que fréquentaient surtout les cheminots, mais on attend de pied ferme le futur. Nicolas à ouvert il y a cinq ans ce café concept où l’on vient pour boire un verre mais aussi pour jouer à un des nombreux jeux de société présents sur place, participer à une soirée jeu de rôle, bref échanger car Nicolas « croit au jeu comme biais de sociabilité ». La clientèle est là, mais il attend de pied ferme tous les nouveaux geeks qui vont arriver avec les chantiers de Bègles et la future cité numérique qui doit s’installer sur le site des Terres Neuves, tout près du café.

Mascaret sur ancien estey.

Mascaret sur ancien estey.

Nicolas

Nicolas

Numérique, morue(s), chaussures, Saint Gobain, estey et mascaret … passé, présent, futur, c’est un beau voyage dans le temps que nous a offert la rue Brulatour. D’apparence calme c’est un bout d’histoire et un territoire qui cherche aujourd’hui à se réinventer.

Désindustrialisée la rue Brulatour, indéniablement. Déshumanisée, certainement pas !

BONUS : Pour avoir quelques extraits de témoignages d’ouvriers locaux, vous pouvez fouiller ce blog de l’IJBA.

BONUS 2 : On a apprécié l’hétéroclisme des affiches de la rue Brulatour (non, ça n’est pas la programmation de la Manufacture Atlantique) :

Michel Sardou et Choeurs de l'Armée Russe

Michel Sardou et Choeurs de l’Armée Russe