« Bordeaux Nord »
C’est dingue comme le simple fait d’accoler le point cardinal septentrional à son nom a pendant des années rendu Bordeaux moins glamour. Bordeaux Nord, deux mots qui ont longtemps inspiré au bourgeois le détour méfiant, l’incursion rapide à Ikea en regardant la silhouette des Aubiers au loin, accompagnée de la conviction que passé le Cours du Médoc, ça n’est plus Bordeaux mais un magma post-industriel qui ne dit rien qui vaille.
Mais depuis quelques années, il y a cette poussée de croissance. Bordeaux se réveille, Bordeaux se rénove, et inévitablement Bordeaux s’étend. Dans la novlangue du marketing municipal, Bordeaux Nord est devenue « Bordeaux maritime », comme une promesse de chaise-longue sur les plaies encore à vif d’une ville portuaire. Jadis destination alternative d’une population en quête d’exotisme urbain et de lieux abandonnés, puis point de mire des noctambules fatigués des excès de Paludate, les Bassins à Flot sont aujourd’hui à l’honneur dans les plaquettes des promoteurs. Des entreprises, des écoles, des logements, le tout autour d’une marina (on dira ici une marrona pour être plus exact) : oui, à Bordeaux, le nord ne fait plus peur.
En abordant la rue Armand Dulamon, bien que située à quelques mètres de la frénesie constructive de la rue Lucien Faure, tous ces changements semblent imperceptibles. Notre voie tirée au sort ce jour ressemble à tant d’autres rues bordelaises, avec ses échoppes blondes sagement alignées, comme une enclave dans ce quartier à l’urbanisme un peu chaotique. Côté Cours Edouard Vaillant, d’austères immeubles nous évoquent Krasnoïarsk, tandis que le Cours du Raccordement à l’autre extrémité nous offre un supermarché low-cost, une chaufferie collective et une station d’épuration.
Mais entre les deux, la rue Armand Dulamon, du nom d’un magistrat landais officiant à Bordeaux au 19ème siècle, offre l’image du Bordeaux résidentiel éternel.
Patrick et sa famille nous le confirment : pas grand chose à signaler dans cette rue où ils ont posé leurs bagages il y a deux ans, arrivant de la rive droite. Le hangar en face est squatté certes, mais qu’importe. Patrick et les siens sont fatigués, ils rentrent de trois jours de libations pour fêter un anniversaire, et le retour dans leur cocon de la rue Armand Dulamon sonne la fin de leurs excès.
Adolescents roulant un peu des mécaniques, Salfay et ses amis quant à eux « font un tour », ce qui semble être un synonyme de s’ennuyer ferme, mais en mouvement. Un peu déçu d’apprendre qu’on ne le filmerait ni ne le payerait, Salfay nous confie rapidement son sentiment sur ce secteur où « c’est un peu la cité » (désignant Saint-Louis au loin) et où on peut « acheter du shit » (désignant la place Lewis Brown qui forme l’entrée de la rue côté cours Edouard Vaillant).
Bordeaux 2066 ne se drogue qu’à la bière, mais n’a pas remarqué de dealer en cette journée décidément calme. De ce côté là de la rue Armand Dulamon, la star du commerce, c’est bien Bruno Pelage. Le garage qui porte son nom depuis 1999 occupe un ancien bâtiment de Repelec, qui était une entreprise spécialisée en entretien et réparation de gros moteurs industriels. Aujourd’hui Bruno et ses cinq salariés réparent encore des moteurs, mais plus classiquement de voitures, et selon les deux avis Google qu’il a récolté il le fait bien.
Ce qui chiffonne Bruno Pelage actuellement, ce sont surtout les soucis de stationnement. Son activité exige qu’il laisse des véhicules sur la voie publique, mais ça n’est pas du goût des ASVP qui le prunent sans ménagement, poussant même notre garagiste-carrossier à afficher son ras-le-bol sur la façade de son établissement. Pas de réponse de la mairie à ce jour, visiblement Bruno Pelage peut aller se brosser (désolés).
Bruno connaît bien le quartier, où il a été scolarisé avant d’y travailler et où ses parents tenaient déjà un garage à quelques rues de là. Pas de doutes pour lui, depuis quelques années les choses changent avec un gros afflux de population et notamment des Parisiens : « On en parle, mais ici on l’a vu ». Si Bruno se réjouit pour la prospérité de son activité (qui dit plus de monde dit plus de bouchons, plus d’énervement, et donc plus de tôle froissée à redresser), il remarque néanmoins le développement d’une petite délinquance, dont il n’a toutefois jamais fait les frais.
Autre univers mais même son de cloche à l’autre bout de la rue, à l’angle avec le Cours du Raccordement, qui porte ce nom si poétique puisqu’il a été percé pour relier la gare Saint-Louis aux Bassins à Flots par lesquels arrivaient ou partaient toutes sortes de marchandises. Après quelques années de bourlingue en Afrique et aux Antilles, Stéphane Cambournac a racheté il y a cinq ans ce bar-resto historique du quartier, qui portait avant le nom de « Café de l’union » lors des grandes heures ouvrières.
En seulement cinq ans derrière les fourneaux, Stéphane a pu observer de grands changements dans le quartier et donc sa clientèle : « 80% de la rue a été vendue ces trois dernières années ». C’est toute une génération qui a disparu ou est partie, et a été remplacée par des gens plus aisés en quête de la fameuse échoppe bordelaise avec terrain. Autre effet collatéral observé par Stéphane : les caves se rénovent et deviennent habitables, la ville gagnant ainsi des mètres carrés en profondeur.
Du côté du resto-bar La Terrasse on s’adapte : avec l’installation de bureaux, de plus en plus de gens viennent déjeuner le midi, mais par contre la vie sociale autour de l’apéro du soir a tendance à disparaître, en même temps que le vieux monde ouvrier des Bassins à Flot. Conséquence directe : ça ferme à 17 heures.
Tout cela est un processus encore en cours tandis que nous écrivons ces lignes début 2018 (oui on fait comme si des gens nous liront en 2317, bonjour à vous, on espère que Bordeaux existe encore) : l’ensemble du pâté de maisons à l’angle de la rue Armand Dulamon et du Cours du Raccordement est promis à une démolition prochaine, avec la construction de petits immeubles de 2 ou 3 étages pour continuer la mue et la densification du quartier. En attendant les prochaines étapes de cette métamorphose, on peut vous conseiller d’aller manger à La Terrasse : les produits sont frais, la cuisine maison, les tarifs sont ajustés, et puis on a apprécié que Stéphane nous offre spontanément un café sans connaître notre identité de blogueurs (oui, on se fait acheter facilement).
C’est face au Cours du Raccordement et à sa station d’épuration que nous terminons cette exploration urbaine avec notre habituelle bière. Et puis Bruno le garagiste nous l’a dit en évoquant ce clochard qui a passé 3 ans nuit et jour sur un banc du début de la rue Armand Dulamon : « L’alcool, ça conserve ». Alors trinquons, au repos de Patrick, aux errances de Salfay et ses amis, aux amendes de stationnement de Bruno, et aux plats du jour de Stéphane. Au passé glorieux de Bordeaux Nord, aux lendemains qui chantent de Bordeaux Maritime.