Chaque ville possède ses secrets, ses recoins insoupçonnables derrière d’anonymes portes closes. Bordeaux ne fait pas exception à la règle : il y a quelques semaines, Invisible Bordeaux (Version originale publiée ici) a retrouvé l’équipe de Bordeaux 2066 pour une visite privée d’un de ces joyaux méconnus. Au bout d’une minuscule entrée accessible depuis le Cours de la Marne, le grand axe qui relie la Place de la Victoire à la gare Saint-Jean, nous nous sommes faits ouvrir la porte du cimetière juif portugais de Bordeaux, qui remonte au XVIIIème siècle.
Notre guide du jour n’est autre que l’écrivain et journaliste Michel Cardoze, que beaucoup auront connu comme présentateur de la météo de TF1. Pour mes amis de Bordeaux 2066 et moi, il est surtout l’homme qui raconte « l’histoire du jour » à 7h55 chaque matin sur France Bleu Gironde. Dans de courts monologues devenus des incontournables de nos petits déjeuners, Michel Cardoze fait revivre aux auditeurs des épisodes marquants de l’histoire de Bordeaux et de la région avec sa verve si caractéristique.
Si nous sommes donc ravis de retrouver cette sommité locale, nous ne tardons pas à comprendre que le lieu de notre visite a aussi un sens tout particulier pour lui : des ancêtres de Michel faisaient partie des nombreux réfugiés juifs portugais installés à Bordeaux après avoir été expulsés de leur pays, et on peut lire son patronyme sur plusieurs des tombes du cimetière.
Vue panoramique du cimetière. |
Aucun changement notable n’est intervenu avant 1911, date à laquelle une unité d’artillerie du voisinage en manque de place réquisitionna une partie du terrain pour y entreposer des munitions. Le consistoire juif n’eut guère d’autre choix que d’accepter, et les restes de 279 corps furent alors exhumés et transférés au cimetière du cours de l’Yser. Les pierres tombales déterrées furent sommairement amassées dans une partie du cimetière dont l’unité n’avait pas besoin. Il est peu probable qu’un nouveau chapitre s’ouvre désormais dans l’histoire du cimetière : celui-ci, au même titre que celui du cours de l’Yser et qu’une autre parcelle plus petite de la rue Sauteyron, a été inscrit au registre des monuments historiques en 1995.
Le terrain appartient toujours au consistoire juif, mais Michel Cardoze souligne qu’il est « régulièrement entretenu par la mairie de Bordeaux, avec laquelle les relations sont très bonnes ». Au fil de notre visite, Michel ne manque pas de nous faire remarquer une des caractéristiques les plus étonnantes des tombes : on trouve en effet sur de nombreuses inscriptions des cœurs et des feuilles de palmier ! « Nous n’avons pas d’explication là-dessus. Théoriquement, les tombes juives ne sont pas censées comporter de signes ou de symboles, mais ici il s’agit pourtant de motifs récurrents ». Michel ajoute toutefois que bien des personnes enterrées ici étaient marquées par différentes cultures, ce qui pourrait constituer un début d’explication : « La culture locale dominante, à savoir le christianisme, s’est insinuée dans la vie de ces gens à bien des égards. Il y avait donc de nombreux mariages mixtes, et de nombreux Juifs dissimulaient leurs origines tout en continuant à observer les rites juifs en privé ». C’est également en raison de ce véritable melting pot culturel que sur de nombreuses pierres tombales l’année du décès est indiquée à la fois selon le calendrier hébreu et selon son équivalent grégorien.
Cœurs, feuilles de palmier, parfois les deux… On remarquera l’année de décès indiquée à la fois selon le calendrier hébreu (elul 5523) et son équivalent grégorien (août 1763). Correspondance à vérifier ici. |
Michel Cardoze inspecte la tombe d’un rabbin, ornée de denses inscriptions en hébreu. |
Notre guide VIP Michel Cardoze et Vincent de Bordeaux 2066 face à l’une des tombes. |
Avant de nous séparer, nous nous enquérons d’éventuelles autres traces des « Juifs de la nation portugaise » (comme ils sont appelés officiellement) dans la ville de Bordeaux. Michel commence par nous expliquer que les prières rituelles récitées par les juifs habitant Bordeaux aujourd’hui comprennent plusieurs expressions portugaises, même si la plupart des membres de la communauté actuelle sont d’origine nord-africaine. Il nous énumère ensuite une série de noms donnés à des rues et sites de la ville, immortalisés quelques jours plus tard par l’équipe de Bordeaux 2066 :
Sur l’image ci-dessus figurent :
• La rue David Gradis, qui rend hommage au commerçant et armateur qui fit l’acquisition du terrain qui accueillit le cimetière.
• La rue Rodrigues Pereire, rendant hommage au concepteur de la première version du langage des signes, et dont le petit-fils Emile Pereire est un des responsables de la création du chemin de fer vers Arcachon et du développement de la station balnéaire.
• La rue Furtado, qui doit son nom à Abraham Furtado, adjoint au maire de Bordeaux qui influença l’organisation du consistoire.
• La cité Chateau Raba à Talence – les Raba étaient une famille de banquiers qui possédaient un château en cet endroit.
• Le château Peychotte (version francisée de Peixotto) à Mérignac, qu’on appelle aussi la Maison Carrée.
• Le château Peixotto à Talence.
Tous ces lieux sont à leur manière devenus parties intégrantes de l’espace public. Le cimetière du cours de la Marne reste lui beaucoup plus confidentiel, et nous n’avons pas boudé la chance si rare d’avoir pu le visiter en ce dimanche de décembre ensoleillé.
- Retrouvez-le sur la carte Invisible Bordeaux :
- Cimetière des Juifs portugais, 105 Cours de la Marne, Bordeaux.
- Un grand merci à Michel Cardoze pour avoir pris le temps de faire visiter le cimetière à Vincent, Pierre-Marie et moi-même !
- Pour en savoir plus : www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/judaica/ejud_0002_0004_0_03335.html and www.jewishencyclopedia.com/articles/3567-bordeaux
Tim Pike, Invisible Bordeaux
Traduit de l’anglais par Jean-Yves Bart