Le cimetière juif portugais du Cours de la Marne

Chaque ville possède ses secrets, ses recoins insoupçonnables derrière d’anonymes portes closes. Bordeaux ne fait pas exception à la règle : il y a quelques semaines, Invisible Bordeaux (Version originale publiée ici) a retrouvé l’équipe de Bordeaux 2066 pour une visite privée d’un de ces joyaux méconnus. Au bout d’une minuscule entrée accessible depuis le Cours de la Marne, le grand axe qui relie la Place de la Victoire à la gare Saint-Jean, nous nous sommes faits ouvrir la porte du cimetière juif portugais de Bordeaux, qui remonte au XVIIIème siècle.

Notre guide du jour n’est autre que l’écrivain et journaliste Michel Cardoze, que beaucoup auront connu comme présentateur de la météo de TF1. Pour mes amis de Bordeaux 2066 et moi, il est surtout l’homme qui raconte « l’histoire du jour » à 7h55 chaque matin sur France Bleu Gironde. Dans de courts monologues devenus des incontournables de nos petits déjeuners, Michel Cardoze fait revivre aux auditeurs des épisodes marquants de l’histoire de Bordeaux et de la région avec sa verve si caractéristique.

Si nous sommes donc ravis de retrouver cette sommité locale, nous ne tardons pas à comprendre que le lieu de notre visite a aussi un sens tout particulier pour lui : des ancêtres de Michel faisaient partie des nombreux réfugiés juifs portugais installés à Bordeaux après avoir été expulsés de leur pays, et on peut lire son patronyme sur plusieurs des tombes du cimetière.

La ruelle et la petite porte d’accès au cimetière, côté pile et face.
Le cimetière a été mis en service au XVIIIème siècle, à une époque où on dénombrait 327 familles de juifs portugais à Bordeaux (soit 1422 individus), les premiers arrivants s’étant établis au début du XVIème siècle. Le terrain appartenait auparavant à David Gradis (1665-1751), un riche commerçant et armateur. Il en avait fait l’acquisition en 1724 avant d’en faire don en 1728 à la communauté juive portugaise, dont il était le président. Le terrain fut ensuite utilisé pour enterrer les morts de la communauté pendant tout le XVIIIème siècle. Il y repose désormais quelques 800 personnes, réparties sur dix-sept rangées de tombes soigneusement alignées. Le dernier corps inhumé fut celui d’un certain David Lameyra, en 1788. Faute d’espace disponible, la communauté dut se rabattre sur un autre terrain situé sur l’actuel cours de l’Yser (autrefois baptisé cours d’Espagne), un cimetière qui lui reste utilisé aujourd’hui.
Vue panoramique du cimetière.

Aucun changement notable n’est intervenu avant 1911, date à laquelle une unité d’artillerie du voisinage en manque de place réquisitionna une partie du terrain pour y entreposer des munitions. Le consistoire juif n’eut guère d’autre choix que d’accepter, et les restes de 279 corps furent alors exhumés et transférés au cimetière du cours de l’Yser. Les pierres tombales déterrées furent sommairement amassées dans une partie du cimetière dont l’unité n’avait pas besoin. Il est peu probable qu’un nouveau chapitre s’ouvre désormais dans l’histoire du cimetière : celui-ci, au même titre que celui du cours de l’Yser et qu’une autre parcelle plus petite de la rue Sauteyron, a été inscrit au registre des monuments historiques en 1995.

Le terrain appartient toujours au consistoire juif, mais Michel Cardoze souligne qu’il est « régulièrement entretenu par la mairie de Bordeaux, avec laquelle les relations sont très bonnes ». Au fil de notre visite, Michel ne manque pas de nous faire remarquer une des caractéristiques les plus étonnantes des tombes : on trouve en effet sur de nombreuses inscriptions des cœurs et des feuilles de palmier ! « Nous n’avons pas d’explication là-dessus. Théoriquement, les tombes juives ne sont pas censées comporter de signes ou de symboles, mais ici il s’agit pourtant de motifs récurrents ». Michel ajoute toutefois que bien des personnes enterrées ici étaient marquées par différentes cultures, ce qui pourrait constituer un début d’explication : « La culture locale dominante, à savoir le christianisme, s’est insinuée dans la vie de ces gens à bien des égards. Il y avait donc de nombreux mariages mixtes, et de nombreux Juifs dissimulaient leurs origines tout en continuant à observer les rites juifs en privé ». C’est également en raison de ce véritable melting pot culturel que sur de nombreuses pierres tombales l’année du décès est indiquée à la fois selon le calendrier hébreu et selon son équivalent grégorien.

Cœurs, feuilles de palmier, parfois les deux… On remarquera l’année de décès indiquée à la fois selon le calendrier hébreu (elul 5523) et son équivalent grégorien (août 1763). Correspondance à vérifier ici.
Nous nous dirigeons vers un coin du terrain où plusieurs tombes surélevées en forme de prisme ont été érigées pour les rabbins de la communauté. Ceux-ci avaient été recrutés à l’étranger (aux Pays-Bas et au Moyen-Orient) pour guider et structurer une communauté bordelaise qui jusque-là était dépourvue de leaders. Les inscriptions de ces tombeaux consistent en de denses lignes d’hébreu, contrairement aux autres qui relèvent d’un étonnant mélange de français, portugais et espagnol.
Michel Cardoze inspecte la tombe d’un rabbin, ornée de denses inscriptions en hébreu.
La suite de la visite réserve quelques visions poignantes, comme celle de cette tombe d’enfant isolée, ou encore d’une autre entourée de celles de deux adultes. Nous observons ensuite les nombreuses pierres tombales déterrées en 1911, qui ont été progressivement recouvertes (voire piégées) par le lierre. Michel nous apprend qu’il existe de longue date un projet de restauration visant à rendre les noms visibles, même si les corps ne sont plus ici, selon la tradition juive : « Mais c’est une tâche impossible. On ne peut pas le faire à la main, et l’entrée du cimetière est trop étroite pour que les engins nécessaires puissent passer. Même utiliser une grue est hors de question, puisqu’il y a des bâtiments de tous les côtés maintenant. »
Les pierres tombales déterrées en 1911 n’ont plus bougé un siècle durant.
Parmi les bâtiments adjacents, on compte ce qui est sans doute une partie du lycée Gustave Eiffel voisin, une petite usine, et une résidence étudiante dont les occupants bénéficient d’une vue imprenable sur le cimetière. Nous demandons à Michel si le lieu a actuellement des visiteurs (autres que nous !) : « Pratiquement personne ne vient rendre hommage aux défunts. L’office du tourisme amène des groupes ici dans le cadre de son circuit sur les cimetières de Bordeaux. Le consistoire juif organise aussi des visites sur demande. Et il y a souvent une équipe de volontaires sur les lieux, qui s’attache inlassablement à retirer la mousse des pierres et à relever les noms et autres informations concernant ceux qui sont enterrés dans le cimetière ». On peut supposer à la vue d’un amas de bouteilles de bière usagées dans un coin que le lien accueille aussi de temps à autre quelques visiteurs clandestins…
Notre guide VIP Michel Cardoze et Vincent de Bordeaux 2066 face à l’une des tombes.

Avant de nous séparer, nous nous enquérons d’éventuelles autres traces des « Juifs de la nation portugaise » (comme ils sont appelés officiellement) dans la ville de Bordeaux. Michel commence par nous expliquer que les prières rituelles récitées par les juifs habitant Bordeaux aujourd’hui comprennent plusieurs expressions portugaises, même si la plupart des membres de la communauté actuelle sont d’origine nord-africaine. Il nous énumère ensuite une série de noms donnés à des rues et sites de la ville, immortalisés quelques jours plus tard par l’équipe de Bordeaux 2066 :

Sur l’image ci-dessus figurent :

•    La rue David Gradis, qui rend hommage au commerçant et armateur qui fit l’acquisition du terrain qui accueillit le cimetière.

•    La rue Rodrigues Pereire, rendant hommage au concepteur de la première version du langage des signes, et dont le petit-fils Emile Pereire est un des responsables de la création du chemin de fer vers Arcachon et du développement de la station balnéaire.

•    La rue Furtado, qui doit son nom à Abraham Furtado, adjoint au maire de Bordeaux qui influença l’organisation du consistoire.

•    La cité Chateau Raba à Talence – les Raba étaient une famille de banquiers qui possédaient un château en cet endroit.

•    Le château Peychotte (version francisée de Peixotto) à Mérignac, qu’on appelle aussi la Maison Carrée.

•    Le château Peixotto à Talence.

Tous ces lieux sont à leur manière devenus parties intégrantes de l’espace public. Le cimetière du cours de la Marne reste lui beaucoup plus confidentiel, et nous n’avons pas boudé la chance si rare d’avoir pu le visiter en ce dimanche de décembre ensoleillé.

Tim Pike, Invisible Bordeaux

Traduit de l’anglais par Jean-Yves Bart

Place Saint-Martial

Tirage au sort doublement inédit pour Bordeaux 2066 :

  • pour la première fois nous tirons au sort une place (on vous rappelle qu’il y en a tout de même 113 dans Bordeaux !)
  • pour la première fois nous nous rendons dans le quartier des Chartrons.

Direction la Place Saint-Martial donc, dans la douce euphorie d’un dimanche d’automne ensoleillé.

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Une place, aux Chartrons… Un sacré nid à bobos certainement ! Bande de mauvaises langues, pas du tout !

Nous arrivons sur la Place Saint-Martial par le Cours Balguerie-Stuttenberg, en un point où le tissu résidentiel et commerçant commence à se diluer dans les vieux espaces industriels annonçant les Bassins à flot tout proches.

La Place Saint-Martial, ce sont en fait fonctionnellement parlant deux places. En effet l’église Saint-Martial, bâtie au 19ème siècle dans un style rappelant les églises romaines, trône au milieu de la place et donc la coupe en deux parties distinctes.  Côté pile : un parvis engravillonné avec quelques arbres, des bancs et une station VCub. Côté face : un parvis pavé et minéral, plus petit et plus intime.

On notera que côté pile se tient tous les vendredis matin un petit marché de quartier. Il y a une logique à tout, puisqu’il fut un temps où se tenait devant l’église Saint-Martial un marché permanent sous une halle métallique.

Place Saint-Martial côté pile.

Place Saint-Martial côté pile.

Place Saint-Martial côté face

Place Saint-Martial côté face

Perspective depuis la rue Denise

Perspective depuis la rue Denise

On commence par chercher sur la place une clé USB … oui oui … apparemment c’est une installation artistique qui a poussé on ne sait qui à installer des clés USB en divers points de la Ville. Pas très douée, l’équipe de Bordeaux 2066 n’a pas trouvé la clé qui est en fait incrustée dans le mur de l’église comme le montre le site officiel de Dead Drops, du nom du mouvement qui cimente ainsi les données dans les murs des villes. Par contre, nous offrons volontiers une bière à qui possède un IPad ou outil du genre, et serait prêt à aller voir ce que contient cette fameuse clé USB de la Place Saint-Martial.

A défaut de clé, on trouve un assemblage assez hétéroclite sur les côtés de la place : immeubles en pierre bordelaise de deux ou trois étages, des maisons rénovées dans le style après-guerre, les grilles abritant l’US Chartrons (attention si vous cliquez, leur lipdub est sympathique mais donne un peu le mal de mer), un centre de yoga, un magasin de jouets, un salon de massage, un électricien, un petit pressing, ainsi que l’ancien presbytère devenu foyer pour personnes en cours de réinsertion…

Immeuble abandonné

Immeuble abandonné.

Un bel immeuble à l'angle de la rue Sainte-Philomène

Un bel immeuble à l’angle de la rue Sainte-Philomène

L'US Chartrons

L’US Chartrons

Quelques pensionnaires du foyer sont d’ailleurs en train de prendre la tiédeur de l’après-midi sur les bancs de la place. On aperçoit alors à leur fenêtre trois jeunes autochtones qui nous confirment que les personnes accueillies au foyer font partie intégrante du paysage de la place. Jamais méchants, jamais agressifs, mais souvent avec l’envie de causer. Un peu comme Bordeaux 2066 finalement !

L'ancien presbytère devenu foyer de réinsertion.

L’ancien presbytère devenu foyer de réinsertion.

Nos autochtones, ou plutôt Fred, Elo et Mimi (à ne pas confondre avec Mimimi) nous décrivent une place calme et agréable à vivre. En fumant sa cigarette, Fred discute parfois avec les gars du centre de réinsertion. Il préfère leur compagnie à celle de la fourrière, qui vient régulièrement faire du vide autour de l’église Saint-Martial. Elo quant à elle apprécie de vivre dans un quartier où les prénoms féminins sont à l’honneur, puisque la rue Denise et la rue Joséphine prennent naissance sur la Place Saint-Martial.

De gauche à droite : Fred, Mimi et Elo

De gauche à droite : Fred, Mimi et Elo

Un peu plus loin, ce sont Michel et Daniel que l’on croise sur la place. Côté face cette fois-ci. Ils viennent tranquillement, et en chaussons, tuer le temps sur la place. D’ailleurs ils réclament des bancs en meilleur état, revendication légitime vu qu’ils en sont les principaux usagers.

Si Fred, Elo et Mimi sont arrivés depuis peu dans le quartier, Michel et Daniel sont eux des anciens. Ils nous racontent la place animée, ses bars, ses commerces etc.

Débranché, notre compagnon de route du jour, se gratte la tête en songeant aux deux troquets disparus qui lui font face.

Débranché, notre compagnon de route du jour, se gratte la tête en songeant aux deux troquets disparus qui lui font face.

Maintenant, le bar le plus proche de la place est Cours Balguerie-Stuttenberg, à l’angle du Cours du Médoc. C’est le Ranelagh, qui fait aussi tabac. Nous nous y dirigeons pour y boire le traditionnel demi post-découvertes (NB : allez chers lecteurs, nous avouons la supercherie, le Ranelagh étant fermé le dimanche nous y sommes retournés un soir de semaine. Bordeaux 2066 ne recule devant aucun sacrifice).

Au Ranelagh on remarque tout de suite une forte présence de  la Française des Jeux, et une clientèle diversifiée. Ce soir là ça parlait français, portugais, bulgare et anglais (une brave dame avait lost her wallet, mais heureusement le wallet a été retrouvé sous nos yeux soulagés). Voilà qui vient parfaitement illustrer les propos de Monsieur Petit-Germot, un des associés qui tient le bar. Chartronnais pur jus, puisqu’il est né sur le Cours Balguerie-Stuttenberg, il nous raconte que le quartier a toujours mélangé toutes les classes sociales, toutes les ethnies et toutes les religions.

Quoi de commun entre un ouvrier, un petit commerçant, et un gros négociant en vins de la rue d’Aviau ? Tous ces personnages se trouvent aux Chartrons, et se côtoient quotidiennement même s’ils ne se parlent que peu.

Notre barman connaît bien l’univers du petit peuple des Chartrons, puisqu’il en a lui-même fait partie. Sacré personnage ce Monsieur Petit-Germot, avec son humour très pince-sans-rire et son look rappelant vaguement Jean-Pierre Coffe. Il a commencé par vendre des fleurs à la sauvette, il a tenu plusieurs charcuteries, il a voyagé… avant de reprendre le Ranelagh dans la rue qui l’a vu naître. Le bar aussi l’a vu naître d’ailleurs, puisque le Ranelagh qui s’appelait autrefois le Bar de la Paix a 120 ans, soit quasiment deux fois l’âge de Monsieur Petit-Germot.

Monsieur Petit-Germot, derrière le comptoir du Ranelagh

Monsieur Petit-Germot, derrière le comptoir du Ranelagh

Babeth, qui habite dans le quartier « seulement » depuis 1976 se réjouit pour nous : « Vous êtes vraiment tombés sur le bon interlocuteur, il connaît tout sur le quartier ». En effet. Il nous raconte la Place Saint-Martial de son enfance, peuplée d’ouvriers, animée par le marché et de nombreux commerces de proximité. Tout cela a commencé à décliner avec l’âge d’or de la grande distribution, et d’ailleurs le Leclerc du Cours Saint-Louis tout proche est paraît-il le premier supermarché de Bordeaux ! Il nous décrit également les différents petits métiers qui rythmaient la vie du quartier et qui sont aujourd’hui disparus : rémouleurs, chiffonniers, ferrailleurs…

Nostalgique notre barman du Ranelagh ? Pas du tout. Se lever à 5h du matin quelque soit la météo, ça n’est pas une situation enviable, et tous ces gens n’avaient pas une vie facile.

Vous aimez les anecdotes sur le Bordeaux disparu, sur les petits métiers d’autrefois, sur l’époque où Mériadeck était un quartier insalubre et mal famé ? Alors venez faire un tour au Ranelagh : discuter avec Monsieur Petit-Germot, et feuilleter les quelques livres qu’il possède sur l’histoire de la Ville.

En parlant d’histoire, savez vous qui est Saint-Martial ? C’est un évêque limougeaud du 3ème siècle après Jésus-Christ. Il aurait à l’époque éteint un incendie qui menaçait notre chère ville simplement avec son bâton. Ca méritait bien une église et une place à son nom aux Chartrons non ?

Santé, amigos !

Santé, amigos !

BONUS : saviez-vous qu’il existait un cimetière juif sur le Cours de la Marne ? C’est au numéro 105, entre une agence immobilière et un salon de coiffure, derrière une grille. Pour le visiter, il faut aller à la synagogue proche du Cours Pasteur demander la clé. Ils vous la donneront… peut-être ! Merci à Monsieur Petit-Germot pour le tuyau !