Rue Raymond Poincaré

Lorsque nous avons procédé au tirage au sort pour déterminer la destination de cette 47ème visite, nous n’avons pu réprimer le « hééé merdeuu » qui sert traditionnellement à exprimer ce que l’on ressent en tirant une rue de 40 mètres de long au fin fond de Caudéran.

Le hic cette fois ci, ça n’est le manque d’intérêt a priori de la rue Raymond Poincaré, mais plutôt sa localisation puisqu’il s’agit tout bonnement de la parallèle à la rue du Docteur Yersin, visitée un an plus tôt.

RueRaymondPoincaré

 

Mais qu’à cela ne tienne, nous n’avons encore jamais cédé à la corruption et truqué Excel, et nous retournons donc sans sourciller vers la cité de la Benauge. Pour tout ce qui concerne l’histoire du quartier, on ne peut que vous inviter à relire notre précédent article, ou encore à consulter le travail de Tim d’Invisible Bordeaux. Et comme on sait que certains incorrigibles fainéants ne cliquent pas sur les liens, voici une vidéo historique bien complète sur la construction du quartier :

 

Voilà pour ce qui concerne le passé.

Pour le présent, et même si notre précédente visite nous avait permis de relativiser cela, on sait que la Benauge n’est pas le quartier vers lequel on irait spontanément jouer les touristes avec appareil photo en bandoulière, du fait de son image quelque peu écornée de « cité », au sens péjoratif du terme.

Premier constat : « Ça tient les murs », se disent les pleutres Vinjo et Pim qui ont grandi dans des lotissements paisibles où les murs tiennent sans l’aide de personne. Comme pour donner quelques sensations exotiques aux visiteurs que nous sommes, un ado torse nu cabre sa moto à fond les ballons et passe une fois, deux fois, trois fois, sous le regard de ses potes agglutinés devant un immeuble de la belle Cité Pinçon. Oui, belle, on peut le souligner. Ici pas de boîtes aux lettres défoncées, de tags « NIK LA POLICE » ou encore de crépi émietté, puisque l’on a une belle cité fleurie et habillée de pierres de taille, et franchement ça fait la différence !

Une rue bien vide sous la chaleur

 

Pas tout à fait une « cité » de BFM TV

 

Dans un style plus contemporain, beau aussi est le centre d’animation Bastide-Benauge qui se tient sur un côté de la rue Raymond Poincaré depuis une dizaine d’années, remplaçant des cours de tennis. Beau enfin est le sourire de Saïda, animatrice de son état, et qui nous fait une visite complète des lieux bien que nous soyons hors des créneaux d’ouverture au public. Comme dans tout centre d’animation de quartier, on y accueille enfants et ados pour diverses activités. Dans une salle au fond par exemple, une trentaine d’enfants sont en train de confectionner la déco pour la fête de la musique. Au sous-sol, on trouve un studio de musique et une salle de sports. Mais ce qui fait l’identité du centre d’animation du quartier, c’est surtout cette grande salle de danse, principal outil de développement d’un pôle d’excellence qui rayonne sur le quartier et bien au-delà. Rue Raymond Poincaré, on vient en effet de l’ensemble de l’agglomération bordelaise pour y danser, et le point d’orgue de tout cela est le festival Clair de Bastide, qui deviendra quelque chose comme « Clair des deux rives » en migrant une année sur deux vers le centre d’animation de Nansouty. Ce festival est quoiqu’il en soit un temps fort dans la vie du quartier, et il est une sorte d’aboutissement au travail de Saïda et de ses collègues, dont la mission dans ce quartier classé en ZSP (Zone de Sécurité Prioritaire) est de canaliser la fougue de la jeunesse, et de récupérer le plus possible ceux qui sont tentés de sortir du droit chemin.

La salle de danse du centre d’animation

 

Illustration réalisée par les enfants du quartier pour la fête du fleuve

 

Danse toujours, l’artiste à la moto continue son ballet dans la rue Raymond Poincaré. En dehors de ces quelques pétarades c’est très calme, la faute au soleil de plomb, conjugué au Ramadan qui ralentit surement aussi la vie du quartier.

Pour ce qui concerne le reste de la rue, on relèvera une école maternelle, mais surtout un style assez novateur de logements sociaux : de petites maisons individuelles mitoyennes, formant une résidence Aquitanis nommée « Echop’ »  en clin d’œil à cet habitat si prisé des Bordelais. Bon ça ne vaut pas l’original hein, mais ça semble tout de même pas mal !

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L’échoppe bordelaise revisitée par Aquitanis

 

En arpentant la rue Raymond Poincaré dans le sens retour, on fait un détour pour aller saluer Nicole et Robert, qui prennent l’ombre sur un banc offrant une vue imprenable sur la station-service de la Benauge. Bonne pioche, Nicole avait justement envie de faire la conversation.

L’arrière-grand-mère de Nicole était née à la Bastide : « Ici ce sont mes racines, alors j’aime toujours y venir ». Nicole se souvient même des marécages qu’il y avait à la place de la cité quand elle était enfant. Qui sait, peut-être l’aperçoit-on dans la vidéo postée plus haut ?

Nicole ne tarit pas d’éloges sur le quartier, où « on est à proximité de tout et où d’un coup de tramway on est en centre-ville ». Surtout que sa jeunesse n’a pas été des plus faciles, avec jamais moins de 10 personnes à table, 22 vaches à gérer à la ferme, et plein de responsabilités en tant qu’aînée de la fratrie. Avant de venir étudier au lycée à Bordeaux, poussée par un papa qui tenait à lui offrir une bonne éducation, Nicole vivait en Dordogne, du côté de La Roche Chalais. Pour aller faire les courses en ville, quelle que soit la météo, c’était 3 kilomètres aller et 3 kilomètres retour. Alors parfois le médecin du bourg avait pitié de la petite Nicole, et mettait son vélo dans son coffre pour la ramener, puis la libérait quelques mètres avant la ferme pour que les parents n’en sachent rien. Le reste c’est du théâtre, il suffisait de faire semblant d’être essoufflée !

Et puis y a quand même des avantages à grandir à La Roche Chalais, regardez la carte. En à peine quelques kilomètres à vélo Nicole se payait le luxe d’une balade à cheval sur trois départements : Dordogne, Gironde et Charente-Maritime. Il n’y a pas de petits plaisirs confirme Vinjo, lui dont l’enfance a été rythmée par des balades à vélo sur trois régions dans les environs de Nadaillac  (Dordogne – Aquitaine), Gignac (Lot – Midi-Pyrénées) et Estivals (Corrèze – Limousin).

Enfin tout ça pour dire qu’après avoir connu ça, Nicole apprécie le confort de la ville, et aime venir prendre l’air à la Benauge, elle qui ne vit pas dans la cité mais n’y a jamais connu le moindre pépin.

Nicole & Robert

Parler ça donne soif, et l’avantage de revenir à la Benauge c’est qu’on peut enfin tester le bar qui était fermé lors de notre précédente visite. « Vive le Portugal » s’appelle désormais L’Insomnia, et comme son nom laisse à penser il s’agit d’un bar ouvert jusqu’à tard le soir. Jonathan (prononcer Djonatanne « à l’américaine ») est le neveu du précédent gérant. A seulement 22 ans, ce carbonblannais en a eu marre des chantiers, des « patrons qui te parlent comme de la merde », et avec un peu d’aide des siens il s’est lancé dans cette aventure, occupant le marché de niche du bar de nuit sur la rive droite, ce qui permet aux gens des Hauts de Garonne de venir prendre l’apéro « sans se faire arrêter par les condés ». Maréchaussée ou pas, Jonathan pratique des prix d’appel attractifs avec la vodka-redbull à 3,50€ ou encore le mojito à 4,50€. En pleine cagne, et vu l’heure, nous resterons à la bière, d’origine portugaise tout comme l’ensemble de la clientèle ainsi que la musique. Mais attention il ne s’agit pas à proprement parler d’un bar portugais, puisque Jonathan précise bien qu’ici chacun est le bienvenu.

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Jonathan, bien réveillé derrière le comptoir de l’Insomnia

Notre SuperBock terminée, nous prenons congé de Jonathan en train de massacrer un de ses clients aux fléchettes (au sens figuré, notre jeune entrepreneur semblant au demeurant très pacifique) et retournons une dernière fois arpenter la rue Raymond Poincaré. Nicole et Robert ne regardent plus la station-service, et en bas des immeubles de la Cité Pinçon, plus personne ne tient les murs, comme si on avait compris que la pierre de taille suffisait au bon maintien des barres d’immeubles. Pas spécialement craignos cette cité finalement, où chacun semble se côtoyer et se respecter. Rue Raymond Poincaré, on arrondit les angles.

SuperBock sponsor (quasi) officiel de Bordeaux 2066

 

BONUS : la Cité de la Benauge compte 9 rues. Nous en avons déjà visité 2. Il nous reste pour l’heure 2019 rues bordelaises à parcourir. La probabilité de retourner à la Benauge est donc de 0,35% !

Cours des Aubiers

« Et donc votre logiciel, il vous a fait venir ici, aux Aubiers !? Ahh l’bâtaaaard ! » Jamel, sourire un peu ironique, a mine de rien assez bien résumé notre pensée initiale. Reprenons.

Les Aubiers, ou Los Aubios comme aiment l’appeler les jeunes du quartier, c’est d’après un long article de l’Humanité « une erreur d’urbanisme faite de barres denses et compactes, occupées par la misère ».

En vrai, ce sont plus de 4 000 habitants répartis dans des barres de 17 étages, du côté de Bordeaux Lac, dans un quartier très longtemps isolé du reste de la ville. Construit sans permis au début des années 1970, ce quartier a connu une évolution similaire à celle de tant d’autres qui défrayent la chronique.

En 2006 le Pont de Cracovie est tombé, le tramway est arrivé, mais il n’en demeure pas moins que la cité se débarrasse mal de sa mauvaise réputation qui lui colle au bitume. Il y a eu bien sur l’affaire Larbi (elle n’est pas joyeuse alors on vous laisse vous renseigner vous-mêmes si vous ne connaissez pas), quelques épisodes de violences urbaines à l’occasion, mais surtout un discours volontiers partagé par une grande majorité de Bordelais comme quoi là bas « ça craint », tout simplement, et peu de personnes extérieures ont déjà mis ne serait-ce qu’un demi-orteil dans la cité.

Vinjo et Pim, eux, n’ont guère eu le choix puisque Excel a choisi de les emmener Cours des Aubiers, à savoir l’artère centrale du quartier. Nous avons donc loué un fourgon blindé, acheté quelques AK47, et sommes partis sans arrière-pensée aucune à la rencontre des gens du quartier.

Los Aubios, forteresse sans permis

Los Aubios, forteresse sans permis

En cette fin du mois de septembre 2013, le tram est encore interrompu au nord de la Place Ravezies pour cause de travaux. Pour aller vers les Aubiers, il faut prendre un bus ou marcher, option que nous avons choisie.

Rama lui aussi a préféré marcher. Gaillard d’origine congolaise, il vit aux Aubiers depuis huit ans. Au fur et à mesure de la conversation, les barres se font de plus en plus massives, dressées derrière de grands terrains vagues. Suite à nos questions naïves, Rama se montre sage et rassurant : « Si tu es gentil avec les gens, les gens sont gentils avec toi. Mais si tu es méchant, alors là ils sont méchants, c’est tout ».

Rama arrive à sa barre d’immeubles, sous laquelle nous devons passer pour trouver le Cours des Aubiers, notre but du jour. En effet, ce qui est frappant pour les visiteurs extérieurs que nous sommes, c’est de voir comme le quartier est refermé sur lui-même au sens physique du terme. Contrairement au Grand Parc que nous avions visité deux mois plus tôt, on ne peut pas venir aux Aubiers par hasard, il faut le vouloir.

Le Cours des Aubiers est donc devant nous, enfermé entre les barres d’immeubles. Il constitue le cœur d’animation du quartier, puisqu’on y trouve pêle-mêle une pharmacie, une poste, un centre social, un commissariat, une boulangerie, une boucherie, une supérette, etc. Pas de stigmate visible d’abandon hormis des rideaux de fer taggués qui s’avéreront être ceux du marchand de journaux, parti à la retraite et non remplacé pour le moment. Au fond quelques gravats, témoins d’une démolition récente visant justement à aérer la rue dans le cadre d’un projet de réhabilitation.

Un cours en impasse

Un cours en impasse

On entre « Chez Fafa », le café du Cours des Aubiers. Un attroupement de jeunes devant, des hommes qui devisent en mâtinant le Français avec quelques mots d’Arabe, et Jamel, sourire jusqu’aux oreilles. « Comment ça va les gars ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? » Pas de bière, Bordeaux 2066 n’est pas dogmatique et prend un café.

"Chez Fafa" (image issue d'une capture d'écran street view, nous l'avouons)

« Chez Fafa » (image issue d’une capture d’écran street view, nous l’avouons)

Vivant entre Valenciennes et les Aubiers, Jamel est toujours content de passer du temps dans la cité bordelaise, il y est heureux. Ce qu’il préfère ici, nous dit-il, c’est la grande convivialité et mixité ethnique, qui fait qu’en bas des tours tout le monde se retrouve : « Les Noirs, les Blancs, les Arabes, y a même des Chinois ici ! ». Cette convivialité est confirmée par les deux hommes plus âgés de la table d’à côté. Tous ne comprennent pas pourquoi on dit que les Aubiers ça craint, alors que franchement… « Chicago c’est pas ici, c’est à La Benauge », douce rivalité entre quartiers.

Jamel, intéressé par notre démarche, s’improvise comme notre attaché de presse : « Je vais vous appeler des gars du quartier, ils vont venir vous parler ». Quelques minutes plus tard, un interlocuteur du cru arrive mais repart aussitôt : son bracelet électronique lui impose des pointages réguliers au commissariat. La justice française a privé cet homme d’un café avec Vinjo et Pim, gageons que cela lui fera passer l’envie de récidive.

C’est donc avec Jamel que nous terminons la conversation. Il est visiblement content qu’on soit là : «C’est courageux de venir, d’aller au-delà des clichés. Tu regardes la télé, ils montrent que des Arabes qui foutent la merde …  nous-mêmes au bout d’un moment on en devient racistes, t’imagines !? ».

Jamel et un membre anonyme de l'équipe Bordeaux 2066

Jamel et un membre anonyme de l’équipe Bordeaux 2066

Au final, la courte visite du Cours des Aubiers ne nous permettra pas d’avoir un avis définitif et complet sur le quartier, dont le nom continuera certainement quelques temps à marquer l’imaginaire local. Aubiers d’ailleurs, kézako ? Stricto sensu l’aubier est la partie tendre entre l’écorce et le cœur de l’arbre. De la tendresse, du cœur … Bordeaux 2066 ne vire pas bisounours, mais une chose est sure : sous la dure écorce des clichés, il y a de belles rencontres à faire aux Aubiers.

BONUS : vous trouverez sur ce lien une analyse assez intéressante sur la perception de l’insécurité dans le quartier des Aubiers, datant de 2005.